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«Il est temps que l’économie reprenne ses droits»

La crise sanitaire que nous vivons a mis en exergue une «société malade», selon Maurane Chollet et Nino Fournier. Les deux universitaires s’interrogent sur le monde d’après.
«Il est temps que l’économie reprenne ses droits»
«Cette ‘normalité’ que nous devrions désirer n’a, en réalité, rien de normal: nous l’avons normalisée.» Photo: Une file d’attente au drive-in du Mc Donald’s de Crissier (VD), le 27 avril 2020. KEYSTONE
Réflexion

Nous sommes malades. Pas de cette maladie sans frontières et sans classes qui nous frappe aujourd’hui, mais d’une maladie sociale. Il aura fallu une pandémie pour nous mettre, peut-être, sur le chemin de la guérison.

Nous voulons toujours opposer les crises qui nous frappent à une situation normale qui se transforme en un paradis perdu au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans la crise. Plus nous passons de temps avec la Covid-19, plus nous espérons retrouver les jours où la maladie n’existait pas. Nous envisageons ce passé comme «une situation normale» qu’il nous reste à réaliser, comme un modèle vers lequel nous devrions, tous ensemble, nous efforcer de revenir. Mais nous oublions que c’est ce même modèle qui a produit la crise, que c’est en voulant à tout prix suivre nos anciens canevas que nous nous sommes rendus malades.

Cette «normalité» que nous devrions désirer n’a, en réalité, rien de normal: nous l’avons normalisée. La guerre qui aurait lieu aujourd’hui ne place pas l’humanité face au coronavirus, mais la santé et les droits humains face à l’économie. «Il est temps que l’économie reprenne ses droits», sans quoi les effets néfastes de la situation actuelle nous mèneront tout droit à la «fin de la société de consommation»1>Centre Patronal, «Vers une stratégie de sortie de crise», Service d’information n°3284, 15.04.2020, www.centrepatronal.ch/documents/documents-utiles/cp-2020-04-15-fr.pdf: cela signifie que nous devons nous sacrifier pour notre système.

Voici donc l’instantané de cette société «normale» à laquelle nous serions censés aspirer. Les individus y sont des «ressources humaines» au service des entreprises. Les «seniors» devenus improductifs sont écartés dans des lieux clos, et un conseil national d’éthique explique qu’il est normal de les laisser mourir lorsque les sauver risquerait de «gâcher» des ressources qui pourraient profiter à des individus plus productifs ou dont le «prix» est plus élevé2>Forum, «Les hôpitaux se préparent à devoir faire des choix face à un afflux de patients», 22.03.2020, www.rts.ch/play/radio/forum/audio/les-hopitaux-se-preparent-a-devoir-faire-des-choix-face-a-un-afflux-de-patients? id=11179033. Leurs places laissées vides sont comblées par les suivants, des jeunes à qui l’on apprend à remplir les moules à travers des «études» qui valorisent leurs capacités à s’intégrer et à devenir de bon-ne-s employé-e-s au détriment de leur esprit critique ou de leur attention à l’autre.

«En Suisse, un adulte sur six éprouve des difficultés à lire et comprendre un texte simple»3>Association Lire et Ecrire, «Parents en situation d’illettrisme: l’impossible défi de l’école à la maison», 30.03.2020, www.lire-et-ecrire.ch/sites/default/files/presse/cp_lireet_ecrire_illettrisme_et_ecole_a_la_maison.pdf, ce qui n’est pas bien grave tant que les «citoyens» parviennent à déchiffrer les horaires des trains qui les amènent au travail. Maintenant que nous ne pouvons plus nous débarrasser de nos enfants dans les écoles, nous les «avons sur les bras», et il faut trouver des techniques afin qu’ils ne deviennent pas un fardeau trop lourd. Les aurions-nous faits seulement pour fournir aux entreprises les nouvelles ressources nécessaires au bon fonctionnement de la glorieuse économie?

La santé et le bien-être de la population sont des «bonus» que nous ne pouvons pas toujours nous permettre. Le parti politique censé défendre les droits et la protection des individus, le parti «socialiste», demande à ce que tous les citoyen-ne-s reçoivent un bon de 200 francs afin de pouvoir continuer à consommer. Alors pourquoi ne pas donner directement cet argent aux entreprises? Parce que c’est ce que demande la droite!

En préférant distribuer l’argent aux citoyen-ne-s, le parti «socialiste» nous donne cette chose essentielle au capitalisme qu’est l’illusion de pouvoir faire un choix. Ils disent: nous nous battons tels des martyrs pour que vous puissiez rester libres d’être des producteurs et des consommateurs heureux. Ils ne demandent pas à ce que nous puissions mener une vie digne. Ils ne demandent pas à questionner le sens de notre système. Non, ils demandent à ce que les individus dépensent de l’argent pour sauver les entreprises mêmes qui les dévalorisent sous prétexte que ces dernières sont essentielles à la société!

Quelles sont ces entreprises si précieuses? Les compagnies aériennes par exemple. A elles seules, elles sont responsables de 18% des émissions de gaz à effet de serre en Suisse4>WWF, «Trafic aérien», www.wwf.ch/fr/nos-objectifs/trafic-aerien. Il est vrai que l’industrie de l’aviation emploierait 190’000 personnes dans notre pays5>Forum, «Faut-il aider l’aviation? Débat entre Liza Mazzone et Nathalie Hardyn», 11.04.2020, www.rts.ch/play/radio/forum/audio/faut-il-aider-laviation-debat-entre-lisa-mazzone-et-nathalie-hardyn?id=11221198. Mais s’arrêter là serait oublier qu’au fond, ce sont leurs profits qui rendent ces entreprises vraiment essentielles, à l’image d’Easyjet Suisse, qui n’emploie que 850 personnes, mais qui représente 31 milliard de francs suisses6>Registre du Commerce du canton de Genève, «easyJet Switzerland SA», 30.04.2020, ge.ch/hrcintapp/externalCompanyReport.action?companyOfrcId13=CH-270-3005116-6&ofrcLanguage=1. C’est sans doute ce qui se cache derrière la volonté du gouvernement de les aider financièrement.

Cependant, une aide publique de cette nature ne se trouve-t-elle pas en contradiction avec ce que nous apprend l’économie libérale? En effet, nous pourrions penser qu’une entreprise privée prend des risques et doit les assumer. Lorsque les temps sont durs, elle doit puiser dans ses ressources ou disparaître. C’est bien ce que la Suisse enjoint ses restaurateurs ou ses indépendants à faire. C’est que certaines entreprises sont «systémiques», comme UBS ou Easyjet, c’est-à-dire plus importantes que les individus réels. C’est la raison pour laquelle la Confédération débloqua 60 milliards de francs suisses en 2008 pour sauver UBS de la faillite7>Armando Mombelli, «Le jour où la plus grande banque suisse a été sauvée», SwissInfo, 16.10.2018, www.swissinfo.ch/fre/economie/crise-financi%C3%A8re-de-2008_le-jour-o%C3%B9-la-plus-grande-banque-suisse-a%C3%A9t%C3%A9-sauv%C3%A9e/44475120, alors qu’elle n’est prête à donner que 40 milliards dans la lutte contre le coronavirus. La faillite d’UBS est donc plus importante qu’une pandémie qui a déjà affecté 28’000 personnes8>Rob Salzer, «Cas de coronavirus en Suisse», actualisé quotidiennement avec les données des cantons traitées par le bureau des statistiques du canton de Zurich, https://rsalzer.github.io/COVID_19_CH/.

Dans le même temps, les quelque 77’000 infirmières et infirmiers, les 44’000 ASSC (assistant-e-s en soin et santé communautaire) et les 62’000 aides soignant-e-s qui travaillent en Suisse9>Association suisse des infirmiers et infirmières (ASI), «Densité du personnel infirmier», 03.07.2019, www.sbk.ch/fr/news-single?tx_news_pi1%5Bnews%5D=387&cHash=165b96539e7f9330da160196894d1c67 réalisent aujourd’hui des semaines de 60 heures, alors que la loi limite normalement la semaine à 50 heures. Il faut en convenir, la situation «d’exception» n’a pas le même goût pour tout le monde. Pourquoi l’Etat préfère-t-il aider les compagnies privées plutôt que le secteur des hôpitaux publics? Il suffit de regarder les bénéfices des uns et des autres pour répondre à cette question.

Mais ne pouvons-nous vraiment pas nous permettre de mieux soutenir nos soignant-e-s, d’en engager plus, de mieux les payer, de produire plus de respirateurs artificiels ou d’acheter plus de masques de protection? Cela fait plusieurs années que les systèmes hospitaliers sont en danger. Les soignant-e-s paient de leur santé la marchandisation des soins, lorsque la santé devient un marché parmi d’autres, lorsque ce n’est pas l’altruisme ou l’empathie qui sont récompensés, mais la performance financière. Beaucoup perdent le sens de leur métier et les taux de burn-out et de suicides explosent au sein de ces professions.

Mais ne nous aventurons pas à revendiquer quoi que ce soit pour les soignant-e-s, car nous les applaudissons déjà vigoureusement chaque soir – et dans ce bruit, nous espérons qu’elles et ils oublieront leur condition. Leur condition, ce n’est pas seulement leur salaire, mais aussi un système d’inégalités qu’elles et ils côtoient tous les jours, et qui leur répète inlassablement que toutes les vies ne sont pas d’égale valeur.

Ce système d’inégalités n’est que trop évident lorsque les médecins-cadres sont tenus d’accorder une plus grande part de leur temps aux patient-e-s qui sont au bénéfice d’une assurance privée plutôt qu’aux autres, les pauvres. Les moins méritants sont dévalorisés systématiquement, jusque dans les détails les plus subtils, jusque dans le café qui leur est servi après les repas, lorsque certain-e-s patient-e-s auront droit à du café fraîchement moulu, tandis que d’autres devront se contenter d’un café soluble manufacturé par un géant économique quelconque.

Ce genre de détails, connus de toute l’équipe hospitalière, peut paraître insignifiant, mais il est performatif: il insuffle à chacun-e l’idée que certain-e-s patient-e-s sont plus important-e-s. Petit à petit, détail après détail, les inégalités se creusent. Confinés chez nous, nous vivons dans la crainte terrible de l’apocalyptique «récession», dans l’attente d’être décapités par cette épée de Damoclès qui tombera lorsque nous aurons échoué, lorsque nous aurons commis la très grande faute d’avoir reculé, d’avoir fait diminuer nos gains et nos profits. Nous transpirons en attendant avidement de pouvoir continuer à courir après ce mirage fuyant qui dicte nos désirs et organise nos vies.

Aujourd’hui, nous sommes tous des infirmières et des infirmiers au chevet de ce citoyen immense qu’est l’économie. Nous nous sacrifions pour elle avec le sourire, afin que les marchés financiers ne présentent pas de courbes décroissantes, alors même que les courbes des infections ne cessent de croître. C’est tout cela qui fait la situation «normale» que nous espérons retrouver en nous sacrifiant. Ce qui est bon et désirable pour nous tous nous est imposé implicitement: nous presser comme des citrons afin de faire fonctionner l’économie au mépris des vies humaines perdues au passage, et au mépris des vies encore plus nombreuses sacrifiées – soignantes et soignants, éboueuses et éboueurs, vendeuses et vendeurs.

Le Covid-19 nous a donc fait réaliser que tous ces individus sont essentiels, quand bien même aucun d’eux ne fait partie des professions les mieux rémunérées. Mais la question que nous voulons poser ici n’est pas celle des revenus. La question est celle du sens de cette société. Est-ce là ce que nous pouvons imaginer de mieux? Nous retrouver dans nos foyers que nous avons à nouveau le temps de chérir, auprès de nos proches que nous avons à nouveau le temps de regarder, auprès de notre intimité que nous avons à nouveau le temps d’écouter, cela n’est-il pas merveilleux? Participer à faire grandir nos enfants pour qu’ils puissent être heureux, nous rapprocher les uns des autres dans la discussion, prendre le temps de contempler ce qui se trouve autour de nous, osons-nous seulement imaginer que nous pourrions nous le permettre?

Que l’on recule, si cela peut nous permettre de contempler le monde dans lequel nous vivons. Que l’on récessionne, si cela peut nous rendre plus sereins, heureux, et attentifs aux autres.

Notes[+]

Maurane Chollet est étudiante en médecine, UNIL.
Nino Fournier est doctorant en philosophie, UNIL.

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