Le 17 mars, Emmanuel Macron décrétait l’état de guerre face au coronavirus. Métaphore bien compréhensible. Le danger de mort est présent, la population tout entière est concernée, des mesures exceptionnelles de restriction des libertés s’imposent, des efforts importants sont demandés à chaque citoyen-n-e… Proclamer l’état de guerre, c’était faire appel au plus haut degré possible de responsabilité citoyenne. Mais les différences entre pandémie et guerre sont au moins aussi importantes que les ressemblances.
En état de guerre, un ennemi humain est identifié, auquel on peut résister par les armes ou par la clandestinité, auquel on peut se soumettre. On peut même décider de trahir son propre pays. On peut parier sur une issue du conflit favorable aux tenants de l’un ou l’autre de ces choix. Pour les Français, le souvenir du dernier conflit mondial entraîne celui de l’occupation, une situation où obéir aux injonctions de l’autorité revenait à collaborer avec l’ennemi.
En état de pandémie, personne ne peut être tenu pour responsable de l’apparition de la maladie. Inutile de chercher un quelconque bouc émissaire. Rien à gagner non plus en favorisant l’infection de quelqu’un d’autre. L’intérêt personnel ne peut que coïncider avec l’intérêt général. Vous ne sauverez la vie de personne en bravant le Covid-19, et vous rendrez service à la communauté en vous préservant. L’injonction de sortir le moins possible et d’éviter les interactions physiques nous pousse à adopter l’attitude du «planqué». Mais contrairement à ce qui se passe en temps de guerre, nul ne pourra vous taxer de lâcheté si vous restez chez vous.
Il reste que, comme la guerre, la pandémie a ses héros. Le personnel soignant. Toutes celles et ceux qui prennent en charge les tâches du quotidien pour les personnes à risque. L’ensemble des travailleurs et travailleuses qui produisent et acheminent les marchandises font fonctionner les commerces, entretiennent, réparent, nettoient le matériel, assurent l’ordre et la sécurité, s’occupent des plus démunis… Là, pas de télétravail possible, mais du travail tout court, quel que soit l’environnement sanitaire. Il faudra s’en souvenir une fois la crise passée.
Mais à quelle situation connue fallait-il donc se référer pour tenter d’activer les meilleures réactions? Pourquoi ne pas simplement rappeler les grandes épidémies qui ont jalonné l’histoire? C’est que la pandémie de 2020 est une situation inédite. En effet, devant les grandes pestes, et même devant la grippe espagnole de 1918, on n’avait aucune idée de l’agent pathogène auquel on avait affaire, alors que devant le Covid-19, on sait tout de la forme du virus, on sait comment il se transmet, comment il s’introduit dans nos cellules, comment il se multiplie, et même ce qu’il faut faire pour en freiner la propagation… Ce qui fait défaut, c’est l’adhésion de tous et l’intelligence des comportements. Toutes choses dont la mise en pratique dépend largement de facteurs émotionnels.
Or, la métaphore guerrière convoque des réflexes pernicieux. Dans Philosophie Magazine, Michel Eltchaninoff décrivait, aux premiers jours du confinement, l’atmosphère du village bourguignon de Vézelay. Que voyait-il? «Une dame promenant un chien le long de la muraille conseille à voix basse: ‘ne vous faites pas repérer par les gendarmes…’. Un ami raconte qu’il a pris soin de descendre au village voisin par un sentier mais qu’il s’est fait repérer par la maréchaussée sur un chemin de terre. Heureusement, il avait son attestation.» Le premier réflexe était d’échapper aux injonctions de l’autorité et une solidarité souterraine s’y employait. Pour déjouer les plans de l’ennemi? Mais il n’y a pas d’ennemi. Tout ce qu’il en reste, ce sont des gendarmes auxquels on s’efforce de se dérober par tous les moyens.
Plus loin, Eltchaninoff évoquait une mythologie du village français où il est impossible d’«interdire la sociabilité au sein d’une communauté qui a l’habitude de se retrouver au bar tabac (…)» Et de souligner que «pour supporter cette anxiété, nous inventons des mythologies personnelles ou collectives».
La mythologie qui reste à construire, c’est celle de la solidarité. Pas face à un ennemi. Face au malheur tout simplement. On était habitué au malheur provoqué par l’homme. Il faut maintenant intégrer le malheur auquel on ne peut échapper qu’à la condition d’être solidaires. Tous. Pour cela, l’image de la guerre ne nous est d’aucun secours.