Une lutte faible et décentralisée
Des enjeux rencontrés à plus d’un siècle de distance, mais qui, malgré des contextes très différents, sont porteurs d’une curieuse actualité. Les débuts des institutions sanitaires fédérales se font au sein du rapport de force qui oppose les radicaux, en position hégémonique sur toute la moitié du XIXe siècle, aux catholiques conservateurs et, dans une moindre mesure, aux libéraux. Le point de départ est marqué par un certain passage en force: bien qu’il ne dispose pas d’une véritable base constitutionnelle pour le faire, le chef du Département fédéral de l’intérieur, le radical Carl Schenk (1823-1895), médecin de formation, convoque l’instauration d’une commission sanitaire en 1879. Les cinq médecins qui la composent sont principalement chargés de préparer une législation de lutte contre les épidémies, première tentative de légiférer au niveau fédéral sur la santé publique au sens large. La légitimité de cette commission est rejetée par les conservateurs, qui contestent ses travaux dès le départ. Un climat d’affrontement s’installe.
Derrière la création de cette commission se profilent l’Association centrale des médecins suisses et son président, Jakob Laurenz Sonderegger (1825-1896). L’empreinte de ce lobbyiste proche du pouvoir se retrouve sur les deux décennies qui suivent: c’est lui qui, par exemple, rédige le texte fondant la commission sanitaire et son cahier des tâches, que Carl Schenk signe avant de le transmettre à ses collègues du Conseil fédéral pour approbation. Pour les médecins, l’enjeu est d’intégrer l’administration en tant qu’experts sanitaires; c’est donc sans surprise qu’ils se réservent systématiquement des postes-clefs dans leurs recommandations.
Le projet de Loi sur les épidémies, déposé par la commission sanitaire en 1879, prévoit la fondation d’institutions sanitaires dans chaque canton et transfère une grande autorité aux médecins en cas d’épidémie. Ces points sont particulièrement ambitieux, car l’essentiel des cantons ne possèdent pas d’autorité sanitaire, et un tiers n’ont pas de médecin officiel ou public – le statut même de médecin fait encore l’objet de controverse dans certains cantons. Plus encore, le projet prévoit la fondation d’une institution sanitaire fédérale, qui se sert de ces nouvelles institutions cantonales comme relais pour l’exécution de la politique de santé publique.
La crainte d’un état d’urgence permanent
L’aspect le plus délicat du projet est constitué des mesures à suivre en cas de menace épidémique. Le Conseil fédéral peut en effet déclarer l’état d’urgence lorsqu’un risque est identifié, et envoyer des commissaires aux pouvoirs extraordinaires sur le terrain. Au-delà de cette immixtion fédérale dans les compétences cantonales, intolérable pour les conservateurs, c’est le risque d’un état d’urgence permanent qui apparaît: le fait que l’Etat fédéral puisse déterminer seul quand une épidémie menace revient, selon les opposants, à lui conférer un droit d’intervention illimité.
Se saisissant du référendum facultatif, les opposants au projet de loi montent une vive campagne dans toute la Suisse. Celle-ci est principalement organisée autour de l’obligation de vaccination, contenue dans le projet, présentée comme une inadmissible intervention de l’Etat dans la liberté individuelle de ses sujets. En 1882, le projet de loi sur les épidémies est sèchement rejeté: 79% des votants le refusent.
Après cette cuisante défaite, le Conseil fédéral remet rapidement l’ouvrage sur le métier. En 1884 déjà, Jakob Sonderegger envoie un projet de loi épuré au gouvernement. Cette mouture est reprise pour le second projet de loi, présenté au parlement en 1886 et adoptée sans référendum.
La Loi sur les épidémies de 1886 est l’enfant pauvre du projet de 1879. Si le Conseil fédéral souligne surtout l’abandon de l’obligation de vaccination, présenté comme un compromis vis-à-vis des opposants, c’est dans les limites posées au pouvoir étatique que se situent les changements les plus déterminants pour les institutions helvétiques. Non seulement la loi – et donc l’état d’urgence qu’elle contient – ne s’applique plus qu’à quatre maladies spécifiquement nommées, mais elle ne prévoit pas même la création d’une institution fédérale de santé publique: il ne s’agit plus que d’un bien penaud tigre de papier.
Les décennies suivantes sont marquées par un long travail visant à introduire des aspects fondamentaux du premier projet qui ont été abandonnés en 1886. Ce travail s’accomplit en partie en plaçant l’opposition conservatrice devant les faits accomplis: à l’occasion d’un remaniement des Départements fédéraux, Jakob Sonderegger presse le conseiller fédéral Schenk d’intégrer un médecin au sein de son équipe: Friedrich Schmid (1850-1916), le premier référent sanitaire fédéral, est engagé en 1889. En 1893, ce dernier signe au nom de la Confédération un traité international de lutte contre le choléra qui oblige les Etats signataires à se doter d’une administration sanitaire nationale: le Bureau fédéral d’hygiène publique (BHFP), ancêtre de l’Office fédéral de la Santé publique, voit le jour, sans que le Parlement n’ait été consulté au préalable.
Si le Conseil fédéral peut se permettre de créer le BHFP au forceps, la modification de la Loi sur les épidémies passe en revanche par les étapes législatives ordinaires. Le Gouvernement propose ainsi d’élargir les compétences de la Confédération à toutes les «maladies transmissibles» par une révision de deux articles de la Constitution en 1911, ce que le Parlement accepte en 1913. Profitant des pouvoirs d’exception qu’il reçoit au début de la Première Guerre mondiale, le Conseil fédéral étend certaines clauses de la Loi sur les épidémies à six nouvelles maladies fin 1914. En 1921, après de courtes négociations, les Chambres acceptent une profonde modification de la loi, qui confère aux autorités fédérales le pouvoir d’opérer en tout temps une veille sanitaire aux frontières et de «prendre les mesures nécessaires» pour lutter contre l’épidémie dans le pays «si des circonstances exceptionnelles l’exigent».
Le fruit des réticences à la centralisation
L’émergence des institutions suisses de lutte contre les épidémies est donc profondément marquée par l’échec du premier projet de loi. Comme l’adoption de la Loi sur les épidémies ainsi que ses amendements ultérieurs le montrent, ce n’est pas tant le principe d’une législation fédérale qui suscite la résistance des conservateurs, mais plutôt leur rejet proverbial de toute centralisation. L’administration sanitaire fédérale qui en résulte reste longtemps faible, incapable de faire appliquer une Loi sur les épidémies restreinte et rigide, face à la résistance de nombre d’autorités cantonales réticentes à suivre les indications du BFHP, ou dotées d’infrastructures et d’institutions sanitaires peu préparées. Comme ce sera le cas lors de la tragédie de la pandémie grippale de 1918-1919 (lire ci-dessous).
Contenir la grippe… ou le mouvement ouvrier?
La grippe pandémique s’affirme comme une des maladies les plus dangereuses pour les sociétés européennes dès le XIXe siècle. Entre 1889 et 1890, une pandémie de grippe traverse le globe en quelques semaines et entraîne, selon les estimations, un million de décès dans son sillage. Friedrich Schmid, tout juste nommé référent sanitaire fédéral (lire ci-dessus), observe sa trajectoire en Suisse et dénombre 2548 victimes, un peu moins de 0,1% de la population. La grippe ne comptant pas au rang des maladies inscrites dans la Loi sur les épidémies de 1886, l’Etat fédéral n’intervient pas directement.
Lors de la pandémie de grippe de 1918-1919, la Loi sur les épidémies n’a pas évolué. En revanche, l’Etat helvétique est de toute autre nature. Après quatre années de pleins pouvoirs, le Conseil fédéral est habitué à gouverner le pays d’une main de fer. Au lieu d’intégrer la grippe au rang des maladies concernées par la Loi sur les épidémies, c’est par arrêtés fédéraux urgents que les autorités réagissent à la pandémie. Le premier est l’Arrêté fédéral urgent du 18 juillet 1918, qui délègue aux autorités cantonales le droit d’interdire les rassemblements.
Il est frappant de constater que cet arrêté s’inscrit davantage dans une stratégie de répression du mouvement ouvrier que dans une stratégie de lutte contre la propagation de la maladie. Les autorités sanitaires de la plupart des cantons et, partant, le Bureau fédéral d’hygiène publique (BHFP) disposent d’informations lacunaires sur la grippe: son agent pathogène est inconnu et les cas ne sont pas systématiquement recensés. Le 6 juillet, le BHFP déclare aux autorités cantonales qu’il estime «particulièrement inadapté de prendre des mesures officielles».
Cependant, le Conseil fédéral, afin d’empêcher le mouvement ouvrier de s’organiser et de déclencher une grève générale, confère aux autorités cantonales le droit de surveiller, d’interdire et de disperser les rassemblements publics par arrêté fédéral le 12 juillet. L’Arrêté du 18 juillet mentionné plus haut apparaît donc comme un complément à cette dernière mesure.
L’argument sanitaire s’avère être un outil particulièrement efficace pour entraver le mouvement ouvrier. Les organisations ouvrières acceptent en effet plus facilement que leurs événements soient contrôlés et interdits au nom de la préservation de la santé publique qu’au nom de la préservation de l’ordre public. Ainsi, tandis que l’Arrêté du 12 juillet soulève de vives protestations du mouvement ouvrier, celui du 18 juillet est accueilli avec compréhension. Bien que les interdictions de rassemblement pour cause de grippe soient avant tout mobilisées contre les manifestations de la gauche, peu de plaintes sont formulées publiquement.
Au final, la pandémie de grippe met au jour l’impuissance des autorités sanitaires sous le régime de la Loi sur les épidémies de 1886. Ce qu’elle révèle cependant, c’est la surprenante efficacité des liens de solidarité en temps de crise. Loin des images catastrophiques propagées par la culture de masse américaine, les populations s’entraident et prennent soin des plus faibles durant la pire crise sanitaire de l’époque contemporaine. Les organisations de solidarité, comme les petites assurances maladies ou les syndicats, permettent à celles et ceux que la maladie a frappés de se remettre, d’obtenir des obsèques décentes, de maintenir à flot les familles endeuillées. SYN
Notre invité est doctorant en histoire de la santé publique. Thèse en cours: «La grippe pandémique dans l’institutionnalisation de la santé publique en Suisse, 1874-1920», Université de Bâle et Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, Paris.