Il y a peu, on a appris l’existence de deux assassinats en Roumanie, indépendants l’un de l’autre: deux forestiers ont été brutalement assassinés après avoir découvert des coupes illégales et cherché à les signaler. Ce ne sont pas des cas isolés. Selon le syndicat forestier national, 650 attaques contre des forestiers ont été recensées ces cinq dernières années, dont six meurtres. Coupes illégales, imbrications et magouilles mafieuses tout le long de la chaîne de production du bois, corruption jusqu’au sommet de l’Etat, menaces contre les ONG, meurtres: voici le tableau choquant de la criminalité dans le secteur forestier en Roumanie.
La fondation EuroNatur, basée en Allemagne, et sa partenaire roumaine Agent Green travaillent main dans la main depuis plusieurs années pour la protection des forêts primaires et naturelles de Roumanie. Elles ont rassemblé des preuves de coupes de bois illégales, également dans les domaines protégés. En 2008, elles sont tombées sur les données non validées du deuxième inventaire forestier national roumain. Les chiffres sont ahurissants: plus de la moitié des 38 millions de mètres cubes coupés chaque année ne s’appuie sur aucune autorisation. Ces coupes illégales sont à mettre en relation avec une corruption généralisée dans tout les pays et à toutes les échelles du secteur forestier, des forestiers en passant par la police jusqu’aux hauts fonctionnaires de Bucarest.
Même si l’annonce de ces meurtres a réveillé certaines consciences sur la destruction de cet héritage naturel, ce drame environnemental d’envergure européenne – les forêts vierges de Roumanie étant à l’échelle européenne ce que la forêt amazonienne est à l’échelle mondiale – reste encore largement méconnu. Le président d’Agent Green, Gabriel Paun, a été plusieurs fois lui-même attaqué et menacé lors d’enquêtes dans les forêts roumaines. Et alors qu’il existe des preuves filmées de l’attaque la plus brutale qui a failli lui coûter la vie, il a fallu attendre plusieurs années pour que la justice se saisisse de l’affaire. Pendant ce temps-là, les auteurs de l’agression, qui ont été reconnus grâce à la vidéo, étaient en liberté et Gabriel Paun craignait pour sa vie.
En 2019, la fondation EuroNatur publie l’étude Primofaro (Primary and Old growth Forest Areas of Romania, les forêts primaires et anciennes de Roumanie) qui signale à nouveau l’ampleur du phénomène de déforestation dans le pays. Dans le cadre de cette étude, on a répertorié les forêts primaires et naturelles et comparé ces données avec les études existantes. Les résultats de cette comparaison révèlent que 45% des forêts identifiées comme vierges en 2005 par l’étude Pin Matra1>Etude Pin Matra, publiée en 2005 par la KNNV (Koninklijke Nederlandse Natuurhistorische Vereniging, la société royale néerlandaise pour la conservation de la nature, et le ICAS (Institutul Naţional de Cercetare-Dezvoltare în Silvicultură), l’institut national roumain de recherche et développement pour la sylviculture. ont été coupées. En un peu moins de quinze ans, c’est quasiment la moitié des forêts vierges connues et répertoriées qui a disparu, alors même que la Roumanie souhaite depuis 2008 inscrire les forêts vierges et quasi vierges dans un catalogue national afin des les protéger.
L’étude Pin Matra avait identifié en 2005 plus de 200 000 hectares de forêts vierges. Dans le Catalogue national des forêts primaires, on n’en retrouve que 30 000. Cela confirme la faible ambition du gouvernement roumain de protéger sérieusement ces forêts. Un des critères pour entrer dans le catalogue, par exemple, est que les forêts doivent être totalement intouchées. Pour exclure ces hectares de forêts vierges du catalogue, il suffit donc d’y abattre quelques arbres: les forêts n’étant alors plus intactes, elles ne sont pas dignes alors d’apparaître au catalogue et d’être protégées. L’Office national des forêts, Romsilva, est très impliqué dans ces manœuvres. Sa mission est pourtant de protéger les forêts mais il devient de plus en plus évident qu’il gère les trésors naturels que renferment les Carpates comme une marchandise à exploiter.
Un autre problème est le manque de traçabilité lors des transports de bois. Les mêmes entreprises de transport sont souvent utilisées pour plusieurs chargements, ce qui permet de démultiplier la quantité de bois autorisée à être coupée et transportée. Et en cas de contrôle, le transporteur possède une autorisation valable. Même s’il est obligatoire de préciser la provenance du bois, bien souvent tout est mélangé dans les hangars de stockage afin de brouiller les pistes sur l’origine exacte du bois coupé. C’est ainsi que l’on retrouve dans les scieries des hêtres vieux de 500 ans, sortis de parcs naturels ou de zones protégées.
L’étude Primofaro souligne également que malgré la déforestation illégale de ces dernières décennies, le patrimoine forestier de ce pays du sud-est de l’Europe demeure immense: il compte encore au moins 525 000 hectares de forêts vierges et naturelles. Ces forêts sont des hauts lieux de la biodiversité, elles abritent de nombreuses espèces endémiques et en danger, elles sont l’habitat des ours bruns, des loups et des lynx. 60% sont des espèces protégées: parcs et réserves naturelles, sites Natura 2000. Malheureusement cette protection ne veut pas dire grand-chose en Roumanie.
EuroNatur et Agent Green observent régulièrement des coupes de bois dans les parcs nationaux, dans les zones tampons autour des sites classés patrimoine naturel de l’Unesco et dans les sites Natura 2000. En plus de leurs actions contre les propriétaires de forêts devant les tribunaux nationaux, EuroNatur et Agent Green, en collaboration avec l’organisation Client Earth, spécialisée dans le droit environnemental, se sont également tournés vers l’Europe. Dès la fin de l’été 2019, ils ont déposé en premier recours devant la Commission européenne au sujet de l’absence de contrôle du respect des normes environnementales. Sur place, en effet, les autorisations de coupe sont délivrées sans aucun contrôle préalable. Cela va à l’encontre du droit européen en vigueur.
Les trois associations travaillent actuellement sur un prochain recours, axé sur les sites de Natura 2000. EuroNatur et ses partenaires cherchent à stopper les coupes sur les sites Natura 2000, comme ce fut le cas à Bialowieza2>La forêt de Bialowieza, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, est un rare vestige de la forêt primaire ayant échappé à l’activité humaine sur le continent européen. A trois reprises, à l’été et à l’automne 2017 puis le 21 avril 2018, la Cour de justice de l’Union européenne a sommé le gouvernement polonais de cesser la déforestation dans les zones sanctuarisées. où la sentence de la Cour de justice européenne permit de faire interdire les coupes. En plus du travail de lobbying et de communication à l’échelle roumaine et à l’échelle européenne, ces leviers juridiques représentent une part importante du travail d’EuroNatur et d’Agent Green.
Pour informer sur la situation actuelle en Roumanie, ils ont lancé la campagne Save Paradise Forest3>Plus d’informations sur les sites www.saveparadiseforests.eu et www.euronatur.org/urwald où sont documentés entre autres les récents feux de forêts ainsi que les coupes dans le plus grand parc naturel de Roumanie, Domogled-Vallée de la Cerna (lire ci-dessous).
La justice roumaine suspend des permis
Les peuplements mixtes à dominante de hêtres et les hêtraies pures constituent la plupart des forêts naturelles de la région de Domogled – Mehedinti, au sud-ouest de la Roumanie. L’ONG locale Agent Green, qui œuvre pour la protection de l’environnement et la conservation de la biodiversité, a réussi à sauver vingt parcelles de forêts primaires de hêtres du parc national Domogled – Vallée de la Cerna et du parc naturel de Mehedinti qui le jouxte. Les permis de déforestation respectifs ont été suspendus.
La nature du parc national Domogled – Vallée de la Cerna est d’une valeur exceptionnelle. Si précieuse que certaines de ses hêtraies vierges et anciennes ont été inscrites au patrimoine naturel mondial de l’Unesco. Malheureusement, seules quelques fractions de ces forêts remarquables bénéficient d’une protection: celles reconnues par l’Unesco, celles incluses dans la zone strictement protégée du parc national et celles désignées «réserve forestière» dans le Catalogue roumain des forêts primitives.
Il semble que l’Office roumain des forêts, Romsilva, qui administre également le parc national, a conservé plus de 50% des hêtraies hors zone de protection très probablement en raison des intérêts d’exploitation. Ainsi, les tronçonneuses et autres engins d’abattage pénètrent toujours plus profondément dans les forêts naturelles. Des arbres vieux de plusieurs siècles tombent. Et cela non loin du site classé par l’Unesco, protégé par le même office en raison de sa «valeur universelle exceptionnelle».
En 2018, Romsilva a accordé la permission de déboiser vingt parcelles dans certains des sites forestiers sauvages les plus précieux du parc. Par exemple, la vallée de Radoteasa, dans l’unité de production de Cernisoara. Cette belle vallée est restée intacte jusqu’en 2017. Puis une nouvelle route forestière a été brutalement creusée dans son flanc ouest et la déforestation a commencé.
Cinq parcelles du parc naturel de Mehedinti (au sud du parc de Domogled – Vallée de la Cerna) ont également été affectées à l’exploitation. Une route forestière y a été construite pour permettre l’accès à une ancienne forêt de hêtres perchée sur un plateau calcaire unique. 10 000 mètres cubes (plus de 6000 hêtres) ont été destinés à la coupe au cours de la seule première phase d’exploitation.
En vertu de la loi roumaine, les «forêts vierges et quasi vierges» sont théoriquement sous protection et les autorités forestières ne doivent octroyer des permis d’exploitation que si les forêts ont déjà été dégradées et ne répondent plus aux critères – très stricts – d’identification. L’ONG Agent Green a informé les autorités judiciaires du déclassement des parcelles malgré leur haute valeur pour la conservation de la nature et a requis une suspension de la déforestation afin de permettre une vérification sur le terrain de l’état écologique des potentielles forêts vierges concernées. Si leur intégrité écologique devait être confirmée, ces forêts devraient être inscrites au Catalogue national des forêts primaires.
Quinze des parcelles forestières controversées se trouvent dans le parc national de Domogled – Vallée de la Cerna et cinq dans le parc naturel de Mehedinti. Le 12 novembre 2019, les autorités judiciaires ont suivi la plainte d’Agent Green et obligé la Garde forestière de Valcea à procéder à la vérification de toutes les parcelles et à publier les résultats de l’étude sur son site web, comme l’exige la loi (OM 2525/2016).
Pour l’avocate Catalina Radulescu, représentante d’Agent Green, «c’est un succès important en termes de conservation de la nature et de mise en œuvre des lois de protection des forêts en Roumanie.
Cependant, cette décision est provisoire car les administrations forestières locales concernées pourraient faire appel.» Agent Green a également interpellé la Garde forestière de Valcea sur l’existence d’autres grandes zones de potentielles forêts vierges dans 708 parcelles des parcs de Domogled – Vallée de la Cerna et de Mehedinti. La réponse de l’autorité forestière locale ne s’est pas fait attendre: les 708 parcelles en question ne peuvent être inscrites au Catalogue national du fait qu’elles ne présentaient pas une biodiversité suffisante… puisqu’elles sont composées à 100% de hêtres.
Pour Agent Green, cette décision constitue un «énorme abus» et dénote un manque de qualification de la part du garde forestier de Valcea en charge du dossier. De fait, il paraît peu vraisemblable de procéder à l’évaluation de la biodiversité d’une parcelle forestière depuis un bureau. L’ONG fait valoir que les forêts anciennes et quasi naturelles méritent une protection réelle et complète, en particulier si elles sont situées dans un parc national, une zone tampon d’un site classé au patrimoine mondial de l’Unesco, ou un site du réseau Natura 2000 de l’Union européenne. JANINKA LUTZE
www.saveparadiseforests.eu / Traduction: CAC
Notes