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La cohésion sociale comme rempart

Les médias sociaux ont un impact troublant sur la santé mentale des jeunes. Dépression, détresse morale, pensées suicidaires paraissent bel et bien corrélées à un usage accru d’internet. Contre les effets néfastes du ­cyberespace, Niall McCrae, spécialiste en santé mentale, mise sur une «culture collectiviste». Eclairage.
La cohésion sociale comme rempart
Les jeunes personnes hyperconnectées privilégient la quantité à la qualité, la poursuite d’«amis» en ligne, et cela au détriment du développement de relations authentiques. KEYSTONE/Christian Beutler
Jeunes et médias 

Internet nous rassemble-t-il ou nous rend-il plus égocentriques? Pris au pied de la lettre, individualisme et médias sociaux devraient être des termes inconciliables. Et pourtant, comme le démontre la Chine, qui réussit à combiner communisme et capitalisme, des phénomènes en apparence dissonants peuvent cohabiter. Cela illustre un paradoxe inhérent à la nature humaine: nous voulons être libres, mais nous souhaitons aussi être membres d’un groupe social et suivre ses règles et ses normes. Les adolescent-e-s ressentent fortement ce conflit lorsqu’elles et ils sont à la recherche de leur propre identité, tout en subissant la pression de se conformer à leurs pairs.

Jusqu’à l’arrivée des médias sociaux, les jeunes pouvaient trouver un répit au sein de leur vie familiale pour échapper à l’intensité propre au développement adolescent. Aujourd’hui, il n’y plus d’échappatoire devant les exigences incessantes des messageries instantanées ou la poursuite obsessionnelle des likes. Usage addictif, représentations sexuelles explicites, trolling et harcèlement font désormais partie des dangers d’internet. L’absence d’un règlement civil pour cadrer l’engagement sur la toile n’est d’ailleurs pas sans évoquer la trame de Sa Majesté des mouches, de William Golding.

Internet sur le banc des accusés

Internet se retrouve sur le banc des accusés pour avoir provoqué une nouvelle crise de santé mentale dans les rangs des jeunes qui en font usage. Les registres des hôpitaux britanniques révèlent ainsi une augmentation des automutilations chez les adolescent-e-s. La psychologue Jean Twenge se réfère pour sa part à une étude du gouvernement étasunien sur la santé et l’usage de drogues, qui indique qu’une fille sur cinq, entre 12 et 17 ans, souffre de dépression: «Cette enquête nationale montre une augmentation significative des problèmes de santé mentale presque exclusivement parmi les adolescent-e-s et les jeunes adultes, tandis que les chiffres concernant les Américains de 26 ans et plus restent stables. Même après avoir effectué des contrôles statistiques prenant en considération les variantes découlant de l’âge du sujet et de l’année concernée (afin de tenir compte notamment des évolutions technologiques telles que la généralisation des smartphones à partir de 2013), il apparaît que la dépression, la détresse morale et les pensées suicidaires touchent plus fréquemment ceux nés au milieu et à la fin des années 1990, la génération que j’appelle ‘iGen’ (génération internet)».1>Twenge J. (14 mars 2019), «The mental health crisis among America’s youth is real – and staggering», Conversation, https://bit.ly/2FrW6en

En passant en revue de récentes recherches, mes collègues Ed Purssell, Sheryl Gettings et moi-même avons trouvé que les symptômes dépressifs augmentaient en corrélation avec le temps passé sur les médias sociaux.2>McCrae N., Gettings S., Purssell E. (2017), «Social media and depressive symptoms in childhood and adolescence: a systematic review», Adolescent Research Review, 2: 315-330.

Cette relation n’est toutefois pas aussi simple à expliquer. Tout d’abord, la plupart des études examinées n’ont pas été pensées pour investiguer un tel effet causal. Il est tout à fait possible que les jeunes qui ont moins de compétences sociales soient davantage enclins à interagir en ligne. En effet, la relation de cause à effet pourrait être inverse: peut-être qu’une vulnérabilité psychologique mène à une plus grande dépendance des médias sociaux. Plusieurs recherches ont montré qu’une utilisation modérée de ces médias était bénéfique.3>Best P., Manktelow R., Taylor B. (2014): Online communication, social media and adolescent wellbeing: a systematic narrative review. Children & Youth Services Review, 41: 27-36.

Les angoisses des jeunes davantage prises en compte?

Un autre problème apparaît, celui de la dépendance de ces recherches à des questionnaires d’autoévaluation. En pleine tourmente émotionnelle, les adolescent-e-s qui ont participé aux études ont sans surprise attribué une grande importance à leurs problèmes d’humeur et de stress. Mais la plupart d’entre eux n’atteindraient probablement pas le seuil diagnostique de la dépression ou de l’anxiété.

Le psychiatre Richard E. Friedman est lui-même d’avis que «cette épidémie est un mythe»: «Il y a une différence entre un trouble anxieux et l’anxiété ressentie au quotidien. Le premier a un impact négatif sur la capacité de la personne à fonctionner parce qu’elle est la source d’une anxiété excessive, même lorsqu’il n’y a qu’une petite chose, voire rien du tout, à craindre. La seconde est parfaitement normale et survient comme une réponse rationnelle à un stress réel. Il est normal que les adolescent-e-s – et les personnes de tous âges d’ailleurs – éprouvent occasionnellement des sentiments d’anxiété.»4>Friedman R. E., «The big myth about teenage anxiety», New York Times, 7 septembre 2018, https://nyti.ms/2T7vJ5o

Il ne fait aucun doute qu’un grand nombre d’adolescent-e-s traversent des moments difficiles. Un sondage5>Action for Children (2019). «Childhood in Crisis: Almost Two Thirds of Parents and Grandparents say Childhood Getting Worse – and Nearly Two Million Children in the UK Agree», https://bit.ly/2Qw5pjJauprès des jeunes britanniques âgé-e-s de 11 à 18 ans, publié en 2019, révèle que leurs plus grandes inquiétudes sont le harcèlement (61%), la pression scolaire (60%) et la pression subie de la part d’autres adolescent-e-s pour se conformer aux normes d’apparence et de comportement (55%). Parmi les soucis récurrents, on trouve aussi le terrorisme (49%) et la catastrophe écologique (48%). Chaque génération a eu l’esprit occupé par le lot des problèmes propres à son époque – dans mon enfance, c’était la menace de la guerre nucléaire. Mais peut-être que l’on fait aujourd’hui davantage attention aux angoisses des jeunes que par le passé.

Comme discuté par Greg Lukianoff et Jonathan Haidt dans The Coddling of the American Mind 6>Lukianoff G., Haidt J., The Coddling of the American Mind: How Good Intentions and Bad Ideas are Setting up a Generation for Failure, London: Allen Lane, 2018., de nombreux jeunes ont assimilé le message qu’elles et ils étaient fragiles. Les professionnel-le-s de l’éducation exigent davantage d’heures de cours sur la santé mentale et le bien-être, mais des critiques soutiennent que cette emphase sur l’estime de soi et le bonheur s’avère contre-productive. La crise de la santé mentale pourrait même devenir une prophétie autoréalisatrice, qui attirerait inutilement les jeunes dans le système psychiatrique.

Le psychiatre pour enfants et adolescents Sami Timimi estime lui aussi qu’une trop grande sensibilisation à la santé mentale pourrait avoir des conséquences préjudiciables: «Nous éprouvons tous de la détresse et du malaise, et nous avons besoin de comprendre ces réactions. Nous faisons dès lors une grande erreur et, au lieu d’atténuer les problèmes, nous créons un groupe de personnes qui croient avoir des problèmes de santé mentale persistants.»7>Cf. «Storm over the reason why young face mental disorders», Sunday Express, 28 juillet 2019.

Culture libérale et relâchement des liens communautaires

La culture offre un angle intéressant en matière de recherche sur l’impact des médias sociaux. Une étude en cours à King’s College, à Londres, compare les adolescent-e-s de deux pays, l’un à l’orientation collectiviste, l’autre à dominance individualiste. Avec une question: les jeunes d’Angleterre et de Turquie sont-ils touchés de façon similaire par des sentiments de détresse suscités par leurs expériences sur internet?

Les recherches de la psychologue Jean Twenge montrent une augmentation du narcissisme chez les jeunes, mais ses données se limitent aux Etats-Unis. La culture libérale de la société occidentale pourrait contribuer à l’angoisse existentielle, en raison notamment du relâchement des liens familiaux et communautaires. Les jeunes personnes hyperconnectées privilégient la quantité à la qualité, la poursuite d’«amis» en ligne, et cela au détriment du développement de relations authentiques.

L’individualisme semble s’être étendu dans le monde entier, selon une étude menée sur 78 pays par Santos, Varnum et Grossmann.8>Santos H.C., Varnum M.E.W., Grossmann I. (2017): «Global increases in individualism». Psychological Science, 28: 1228-1239. Prenant en considération des variables comme la taille des ménages, le fait de vivre seul, le taux de divorce, la préférence donnée aux amis plutôt qu’à la famille, ainsi que l’importance accordée à l’indépendance et à l’expression de soi, Santos et ses collègues ont attribué cette tendance à l’émergence d’une classe moyenne dans les pays en voie de développement. Au fur et à mesure que les opportunités d’éducation et de revenus se multiplient, les gens recherchent une récompense matérielle. Une tendance qu’internet a probablement accélérée.

J’émets l’hypothèse qu’une culture collectiviste, typique des sociétés qui conservent des liens solides avec la tradition, fait office de bouclier de protection contre les expériences néfastes du cyberespace. Une cohésion sociale dans le monde réel réduit le risque d’une existence en ligne obsessionnelle. L’individualisme occidental, basé sur les valeurs des Lumières, accorde une grande importance à la liberté d’expression. Mais si internet entraînait à sa suite nos jeunes générations comme le faisait le Joueur de flûte de Hamelin des frères Grimm?

Notes[+]

Maître de conférence en santé mentale à King’s College, Londres.

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