Peu de progrès en vue pour les détenues
Aussi bien en Suisse qu’ailleurs en Europe, les femmes ne représentent que 4% à 6% des détenus, une petite minorité relativement invisible qui ne constitue pas une préoccupation prioritaire pour les autorités politiques. Pourtant, presque un quart des jugements pour infraction (24% en Suisse) visent des femmes, qu’il s’agisse de délits concernant les stupéfiants, la circulation routière ou d’infractions au code pénal. Ces chiffres incitent à penser que les juges sont plus cléments envers les femmes. La question est débattue et plusieurs hypothèses sont avancées.
Pour certains observateurs, les juges seraient moins enclins à priver un enfant de sa mère que de son père et prononceraient, de ce fait, moins de peines de prison fermes. Par ailleurs, leurs représentations stéréotypées des femmes les pousseraient à les considérer comme plus douces, moins violentes, mieux disposées à s’amender. Elles paraissent donc moins dangereuses, surtout si leur comportement devant les autorités et leur style de vie correspondent, malgré leur infraction, à l’image traditionnelle des femmes. En revanche, lorsque les femmes sortent des stéréotypes, la sentence peut devenir encore plus sévère que pour les hommes. C’est le cas lorsqu’elles ont commis des délits violents ou des crimes de sang, et par-dessus tout quand elles se sont rendues coupables d’infanticide ou de maltraitance vis-à-vis de leurs enfants. Etre considérée comme une mauvaise mère est impardonnable aux yeux de la justice, comme auprès des autres détenu-e-s. «Contrairement à sa fameuse imagerie, Dame Justice n’a pas les yeux bandés. Pour retrouver sa cécité, il faut bannir le genre de l’équation», déplore une professeure en criminologie1>Interview de Véronique Jaquier Erard, docteure en criminologie, par L’auditoire, journal des étudiants de Lausanne, mars 2019.</fbn>.
Manque d’espace vital et de ressources
Des règles pour assurer aux femmes des conditions de détention conformes à la dignité ont été déterminées internationalement par une convention de l’ONU, dite convention de Bangkok{[(|fnote_stt|)]}>«Résolution adoptée par l’Assemblée générale 2011», infoprisons.ch/bulletin_16/65_229_nations_unies-2011.pdf. Elles ne sont pas toujours respectées, le plus souvent par manque de ressources, par inertie, par habitude ou simplement par ignorance. La plupart des inégalités de traitement résultent du manque d’établissements réservés aux femmes. En Suisse, soit elles se retrouvent enclavées dans des pénitenciers pour hommes, soit elles exécutent leur peine dans le seul établissement qui leur soit réservé, à Hindelbank (BE). Dans le premier cas, elles sont confinées dans un espace restreint. Que ce soit à Champ-Dollon (GE) ou à la prison de la Tuilière (VD), l’exiguïté des locaux provoque une surpopulation encore plus grave que pour les hommes. On parle d’un taux d’occupation de 111%, soit cinq femmes dans des cellules pour trois. Dans le cas de Hindelbank, c’est surtout l’éloignement qui pose problème parce qu’il empêche les détenues de maintenir le lien avec leurs enfants et leur famille.
Ce manque général d’espace vital et de ressources se traduit de la même façon partout en Europe: l’accès aux équipements collectifs (salle et terrain de sport, bibliothèque) est souvent limité, voire impossible, les ateliers sont restreints et les offres de formation quasi inexistantes. Quand elles existent, elles se limitent à des secteurs spécifiquement féminins: couture, cuisine, intendance, maquillage, coiffure. Et ceci même dans l’établissement pour femmes de Hindelbank où la seule formation proposée est celle de gouvernante parce que, explique la direction, c’est la seule qui puisse permettre aux détenues d’obtenir un emploi à la sortie. Dans les quartiers pour femmes des établissements genevois ou vaudois, c’est la stricte séparation entre hommes et femmes qui limite l’accès à certaines infrastructures situées dans l’espace réservé aux hommes. Par ailleurs, le manque de personnel spécialisé et de sexe féminin est responsable du fait que les besoins particuliers des femmes ne sont pas pris en compte. La députée vaudoise auteure du postulat déposé en juin 20192>Grand Conseil vaudois, avril 2019: Postulat Valérie Schwaar, publié dans Infoprisons n°26, août 2019. met également en cause une uniformisation générale des conditions de détention à l’œuvre dans tous les établissements du canton.
Carences dans le domaine de la santé
Aux dires de la Commission des visiteurs du canton de Vaud, les carences sont surtout flagrantes dans le domaine de la santé. L’offre de produits pour l’hygiène intime est insuffisante ou trop coûteuse, et l’accès à une consultation gynécologique, y compris pour le dépistage du cancer du sein ou de l’utérus, fait totalement défaut. Les détenues enceintes ne reçoivent pas l’attention que leur état exige. «Les sentiments de honte et de culpabilité liés à la détention sont plus intenses chez les femmes que les hommes et le corps devient le premier lieu d’expression de la plainte: elles somatisent, tombent malades, connaissent des troubles alimentaires ou digestifs»3>Extrait de «Parcours de femmes: libre… et après?», sur le site de l’association française du même nom, qui aide à la réinsertion des femmes incarcérées, sortantes de prison ou sous mesure judiciaire, http://parcoursdefemmes.free.fr/. Cela s’accompagne d’une importante consommation de psychotropes. Partout, on met également en exergue «la sensibilité particulière des femmes aux humiliations. Les détenues sont plus sensibles que les hommes au manque de civilité: on ne leur dit pas Madame, on les appelle par leur patronyme»4>Ibid.. Elles supportent mal les fouilles corporelles intimes.
Elles peuvent aussi être victimes des remarques sexistes des hommes détenus. C’est notamment le cas à la prison de Champ-Dollon, selon une députée genevoise, où la promenade pour les femmes est «un espace herbeux au milieu des bâtiments des hommes, qui s’en donnent à cœur joie. Je vous laisse imaginer les remarques vulgaires, les insultes sexistes et les propos humiliants»5>Anne-Marie von Arx-Vernon, débat au Grand Conseil sur le rapport du Conseil d’Etat au Grand Conseil sur la motion «pour que les détenues aient la possibilité d’exécuter leur peine dans des conditions correctes»; 2.11.18.. Les femmes disent elles-mêmes qu’aller à la promenade, c’est descendre dans l’arène!
Double, voire triple peine
De l’avis général, la rupture d’avec la famille provoque un isolement problématique chez les femmes détenues, plus flagrant et plus douloureux que chez les hommes. Même incarcérés pour une longue peine, ces derniers continuent à avoir le soutien de leur famille. C’est une réalité déjà constatée pour des femmes alcooliques ou toxicomanes: dans les lieux de traitement comme en prison, les hommes reçoivent la visite de leur femme et de leurs enfants, les femmes ont plus rarement de la visite. Comme mentionné plus haut, les comportements perçus comme une transgression de l’image et du rôle de la femme provoquent le rejet. On parle d’un «traitement sexué de la déviance».
Le résultat, c’est qu’à la libération il n’y a parfois plus personne pour accueillir celles qui ont purgé leur peine, et plus de logement où habiter. Cet isolement social et familial met en péril la réinsertion. En France, l’ancien contrôleur des lieux de détention, Jean-Marie Delarue, parle de «la souffrance lancinante et quotidienne que [la rupture avec les enfants] représente pour les femmes incarcérées». Il regrette par ailleurs que «les parloirs ne soient, dans l’ensemble, guère adaptés à la visite des enfants»6>Cf. «Parcours de femmes…».. De l’avis général, on constate donc une grande vulnérabilité chez les détenues, habitées par un sentiment de honte et de culpabilité et aggravée par la stigmatisation morale dont elles font l’objet. Cela s’ajoute aux violences subies et à la précarité de leur situation avant leur incarcération. A cet égard, on peut dire que les femmes condamnées à la prison subissent une double, voire une triple peine.
En 2015, l’Office fédéral de la Justice avait édité un rapport très complet intitulé «coup de projecteur sur les femmes en détention»7>«Les femmes ont des besoins différents», Infoprisons n°16, février 2015.. Il concluait que le bilan concernant l’incarcération des femmes était «plutôt bon», les conditions de détention «adéquates», mais que des améliorations semblaient possibles. «La mise en œuvre de ces normes [de Bangkok] ne nécessite pas de ressources supplémentaires, mais une approche différente impliquant une nouvelle prise de conscience ainsi qu’un changement d’attitude et de pratiques». Depuis lors, les autorités cantonales (ce sont elles qui sont responsables de l’exécution des peines) semblent avoir décidé qu’il était urgent d’attendre. C’est en substance la réponse du conseiller d’Etat Pierre Maudet aux motionnaires genevois: «Loin d’être satisfaisante, la situation actuelle ne permet pas d’envisager une amélioration à court terme des conditions de détention des femmes, dans la mesure où la surpopulation carcérale prévalant au niveau des secteurs hommes de Champ-Dollon empêche toute forme d’adaptation infrastructurelle de la prison à ce stade»8Rapport du Conseil d’Etat au Grand Conseil sur la motion (…) pour que les détenues aient la possibilité d’exécuter leur peine dans des conditions correctes; 28.02.18..
Une grève des détenues pour faire bouger les choses?
Aménager un quartier réservé aux femmes à la Brénaz? Non, car il faudrait déplacer des détenus hommes à Champ-Dollon et aménager des cloisons qui réduiraient les espaces disponibles. On ne peut pas non plus envoyer les femmes à la Tuilière, parce que cet établissement ne dispose pas de places. Alors on étudie la possibilité de réaliser un quartier pour les femmes dans la future prison des Dardelles. Ce rapport du Conseil d’Etat fut fraîchement reçu par le Grand Conseil, qui le retourna à son expéditeur. «On ne va pas attendre les Dardelles!», affirma la députée Anne-Marie von Arx, car «Il y a un risque que cette construction soit remise à des délais lointains» (le crédit pour cette construction est actuellement gelé). Les députés, convaincus que des améliorations sont possibles et nécessaires sans attendre, adressèrent en novembre 2018 une nouvelle motion au Conseil d’Etat9>Séance du Grand Conseil du 2.11.18.. C’est finalement en avril 2019 que celui-ci déclara accepter ce nouveau mandat. Les offices concernés, annonça-t-il, étudient «les aménagements possibles pour améliorer concrètement le quotidien des femmes détenues à la prison de Champ-Dollon. A titre d’exemple, une étude de faisabilité est actuellement en cours pour créer une nouvelle promenade dédiée exclusivement aux femmes détenues. Cette promenade ne sera pas visible des détenus masculins»10>Réponse du Conseil d’Etat à la nouvelle motion; 10.04.19..
Même si la prise de conscience progresse, même si des interventions parlementaires exigent des progrès, on n’a pas le sentiment que les choses avancent. Dans les cantons romands, la surpopulation carcérale et les projets de nouvelles prisons accaparent toute l’attention des autorités politiques, rendant improbables des solutions à court terme pour les femmes. Faudra-t-il une grève des détenues, comme il y eut une grève des femmes, pour débloquer la situation? Pourtant, des aménagements concrets semblent possibles, selon les observations des commissions de visiteurs de prison. Possible aussi d’imaginer des voies nouvelles, telles qu’un décloisonnement des quartiers réservés aux femmes en vue de proposer des activités mixtes. L’expérience a déjà été tentée et semble avoir eu des résultats positifs. Certes, la situation est complexe: il faudrait en même temps prendre en compte la spécificité des besoins des détenues et garantir l’égalité dans l’accès aux formations, aux ateliers et aux activités sportives ou culturelles dans le cadre de la prison. Plus généralement, il s’agit de s’écarter des représentations stéréotypées des comportements féminins qui encombrent encore la justice et la société dans son ensemble.
Notes
Paru dans Infoprisons n°26, août 2019, sous le titre «Femmes détenues; peu d’améliorations en vue», www.infoprisons.ch