Le congé paternité aux calendes grecques
Le 2 octobre dernier, le comité d’initiative «Pour un congé paternité raisonnable» a décidé de retirer son initiative au profit du contre-projet du Conseil fédéral. Le compromis politique, marque de fabrique helvétique, a eu gain de cause. La poire est coupée en deux: deux semaines, c’est amplement suffisant. Quatre semaines devaient apparaître comme trop révolutionnaires. Cette décision s’apparente à un enterrement de première classe du droit au congé pour les pères travaillant en Suisse. Il sera difficile en effet de remettre l’ouvrage sur le métier avant quelques décennies. Deux pas en avant, trois pas en arrière, avec des conséquences sévères en matière d’égalité entre femmes et hommes.
L’initiative pour un congé paternité de quatre semaines, qui soit dit en passant était une déjà bien piètre mesure, aurait permis à la Suisse d’avancer de quelques places dans le classement occidental des congés liés à la parentalité, où elle accuse un retard criant. On ne demandait pas de figurer parmi les premiers de classe, cela aurait été trop exiger. Juste de rattraper le retard accumulé depuis des décennies dans ce domaine. Mais non, le comité d’initiative, dans lequel on compte le président et plusieurs représentant-e-s de Travail.Suisse, la faîtière des syndicats chrétiens, a décidé de se ranger aux côtés des autorités fédérales. Soit.
Avec cette décision, force est encore une fois de constater que la politique publique helvétique en matière de «conciliation travail-famille» est fondée sur des normes idéologiques d’un autre temps. L’éducation des enfants revient en priorité aux mères, les pères ayant d’autres chats à fouetter. C’est donc aux seules femmes qu’il incombe de «concilier» et, avec une telle décision, cela n’est pas près de changer. Quel bel obstacle à une répartition plus égalitaire entre travail rémunéré et travail non rémunéré au sein du couple après la naissance d’un enfant! «Devenir parents et devenir inégalitaires», pour reprendre le titre d’un ouvrage paru il y a quelques années, n’a jamais été aussi vrai.
La politique de «conciliation travail-famille» helvétique, dont les contours sont définis avec des mesures de ce type, contribue à renforcer les rôles traditionnels de la mère et du père. Que l’on prenne en considération les congés liés à la parentalité, l’imposition fiscale, les structures d’accueil de la petite enfance, les modalités d’aménagement du temps de travail, dont le travail à temps partiel fait figure de modèle le plus suivi, les femmes paient le prix fort. Tout est fait pour qu’elles réduisent leur présence sur le marché du travail et augmentent le temps nécessaire à la prise en charge de personnes dépendantes. De l’autre côté, tout est fait pour que les hommes, au moment où ils deviennent pères, renforcent leur implication dans l’univers professionnel. Ces différents dispositifs s’appuient sur des modèles normatifs de répartition du travail – les femmes étant associées prioritairement à la sphère privée, les hommes à la sphère publique/professionnelle. Le modèle de famille qui sous-tend ces mesures est traditionnel: l’éducation des enfants est et doit demeurer une affaire de femmes. Les hommes ne sont pas encouragés à s’impliquer davantage dans la sphère privée. Que l’on ne vienne pas nous dire ensuite que les femmes, au moment où elles deviennent mères, choisissent de rester à la maison, de travailler à temps partiel et de mettre leur carrière entre parenthèses, de courir le risque de devenir pauvres à la retraite… cette politique est boiteuse parce qu’elle ne s’adresse qu’aux femmes.
Décider de retirer l’initiative quelques mois après la grève féministe du 14 juin est un camouflet et revient à donner un message très clair: on ne veut pas d’égalité entre les femmes et les hommes. Quels que soient les arguments avancés, notamment économiques, on le sait, il s’agit bien de résistances idéologiques. La famille classique et le Kinder Küche Kirche (en tout cas pour les deux premiers termes) ont encore de beaux lendemains devant eux.
Comment expliquer que cette décision ait suscité si peu de réactions de colère? Est-ce parce que nous sommes tellement habitué-e-s au compromis que l’on acquiesce les yeux fermés? Il est temps de dire haut et fort combien il est scandaleux de constater en 2019 que le destin qui est proposé aux femmes semble toujours être celui des fourneaux et des biberons. C’est faire fi des attentes et des revendications des jeunes générations et d’une partie importante de la population. S’il fallait encore une preuve du fait que l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas une priorité pour un grand nombre de représentant-e-s de l’économie, de la politique et des travailleurs, en voilà une.
Qualifier ce congé paternité de deux semaines de succès est hypocrite et indigne d’un pays aussi riche. Il a fallu près de cinquante ans de luttes pour avoir un congé maternité, alors Messieurs, si vous voulez éviter d’attendre aussi longtemps, mobilisez-vous!
Nos chroniqueuses sont investigatrices en études genre.