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Le hijab, un bien (pas) comme les autres?

Sociologie (1/3) X En février 2019, Decathlon France annonce la commercialisation d’un «hijab de running». Certains l’accusent alors de se soumettre à «la mode islamique». L’enseigne répond: «besoin individuel». Vraiment? Etude de cas par Anne Siggen, étudiante en Master en sciences sociales à l’université de Lausanne.
Islam

«Ce hijab était un besoin de certaines pratiquantes de course à pied, et nous répondons donc à ce besoin sportif.» A la suite du tollé déclenché dans l’espace médiatique français, Decathlon finissait par se justifier le 25 février 2019. Face aux propos de la porte-parole des Républicains, Lydia Guirous, blâmant notamment la marque de surfer sur le marketing communautaire, Decathlon avançait l’argument du besoin individuel. Mais la polémique était programmée: car comme le montre le sociologue Iddo Tavory à propos de la kippa (à lire plus loin), certains objets fonctionnent comme des marqueurs d’appartenance. Le hijab n’est pas un simple signe, il est aussi un symbole.
Outre le tweet de Mme Guirous, des réactions provenant de tous les bords politiques ont été nombreuses. Et si certains auteurs de commentaires ont salué un geste jugé inclusif, les menaces proférées à l’encontre de ses collaborateurs ont finalement contraint l’enseigne à suspendre la commercialisation du produit le 26 février.

La sociologie ausculte le phénomène religieux

La sociologie développe depuis longtemps des instruments permettant d’appréhender les phénomènes religieux. Des étudiant-e-s de l’Université de Lausanne se sont essayé-e-s à l’exercice dans le cadre d’un cours de Master en sciences sociales, dirigé au semestre d’été 2019 par les enseignants Laurence Kaufmann et Philippe Gonzalez. Le Courrier vous propose de découvrir une partie de ces travaux à travers une série de publications. Prochain rendez-vous: lundi 28 octobre. CO

A l’instar de nombreuses autres enseignes, Decathlon s’est donc essayé au fructueux marché de la mode pudique. En 2008, la marque Capsters fut la première à présenter un hijab de sport. Uniqlo, H&M, Dolce Gabbana ou Tommy Hilfiger lui emboîtaient le pas à partir de 2015. Nike et son «Pro Hijab» ont suivi, ainsi que la filière française de Gap en 2017. Cette tendance générale des marques à investir dans la mode islamique (sportive ou de prêt-à-porter) est révélatrice de mécanismes contemporains de consommation. Par la production et la gestion des identités qu’elles opèrent (branding), elles proposent des produits adaptés aux besoins personnels du consommateur, c’est-à-dire à son «identité» de consommateur. Participant à exprimer des identités particulières, les marques créent de plus en plus de produits ajustés à certaines populations. Mais ces hijabs faits «sur mesure» pour des individus-consommateurs renvoient pourtant tous à une seule et même identité: l’identité musulmane.

Décathlon: un entrepreneur de normes

En affirmant répondre à un «besoin sportif» de consommatrices, Decathlon, sous le couvert d’une neutralité de marché, contribue donc également à donner sa définition de ce que c’est qu’«être une musulmane qui fait du sport», à savoir une femme qui porte le hijab.
Au delà des diverses conceptions du hijab véhiculées par les internautes en février 2019, cette critique s’était exprimée à l’égard des marques: «Instrument de domination», «signe d’oppression» ou encore d’«islamisme», le hijab de running s’inscrirait dans une entreprise plus englobante, celle de la mode islamique.

A l’instigation de la commercialisation du produit en terres françaises, on trouve la marque Kalenji, créée par Decathlon et promouvant le sport pour tous. D’abord commercialisé au Maroc, le hijab de running a été conceptualisé par Angélique Thibault, directrice générale de Kalenji depuis 2008. Faisant référence au peuple Kalenjin, célèbre pour ses coureurs, Kalenji ne semble donc pas émaner d’entrepreneurs musulmans.
Néanmoins, on retrouve chez l’enseigne une tension entre la liberté individuelle prônée (celle du consommateur) d’une part et d’autre part la création d’une normativité. Si Decathlon proposait déjà dans sa gamme de produits la cagoule protégeant du froid, le hijab de running s’adresse quant à lui à une population particulière, les femmes musulmanes. La marque ne répond donc pas seulement à un choix individuel, mais fabrique aussi une certaine orthopraxie [façon correcte d’agir] musulmane, dans laquelle le hijab de running délimite une communauté du pur et de l’impur, contribuant à circonscrire l’identité musulmane.

Une intentionnalité diffuse

Dans son étude sur les processus d’identification et de distinction chez un groupe hassidique orthodoxe [un courant du judaïsme] à Los Angeles, le sociologue Iddo Tavory voit la kippa comme un marqueur d’appartenance. Si son analyse ne traite pas directement du hijab, on y retrouve un ensemble de concepts permettant de comprendre la portée symbolique de ce dernier. En travaillant sur les interactions, le chercheur relève le principe «d’intentionnalité diffuse», c’est-à-dire la faculté du signe religieux à orienter une interaction sans forcément en être le thème principal. Pour quelles raisons? En tant qu’«opérateurs d’identifications», le hijab et la kippa dénotent spontanément l’islamité et la judaïté de la personne qui les porte, (re)constituée alors comme «musulmane» ou comme «juif». Plus encore, contrairement à d’autres attributs vestimentaires, le hijab tout comme la kippa renvoient à une communauté de croyants, d’appartenance. En effet, il existe selon Tavory un cadre processuel dans lequel se construit une délimitation de frontières (boundary-work), où se cristallisent les identités: «juifs» versus «non-juifs», «musulmane» versus «non-musulmane». Dès son appellation, le hijab renvoie à un ordre conventionnel, traduisant l’appartenance à une communauté particulière. En ce sens, il figure plus qu’un simple signe mais constitue un symbole, derrière lequel le caractère transcendant de l’institution à laquelle il réfère engage une collectivité d’où découlent des normes, et non pas exclusivement un individu et ses choix personnels. ASN

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