Enquête sur le «miracle de Medellín»
Vincent Monnet*
Désignée comme «la ville la plus innovante» de l’année 2013 par le très sérieux Wall Street Journal, Medellín est aujourd’hui devenue une destination très «tendance». Aux touristes qui affluent, la «ville de l’éternel printemps» offre désormais de nombreux parcs, des musées, des bibliothèques flambant neuves et un système de transports publics qui fait la fierté des autorités locales.
Jusqu’au début des années 2000, la deuxième ville de Colombie ressemblait pourtant davantage au septième cercle de l’enfer décrit par Dante dans sa Divine Comédie qu’à un potentiel lieu de villégiature. Base opérationnelle d’une des plus grandes organisations criminelles du XXe siècle – le cartel dirigé par Pablo Escobar – entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990, la ville détient en effet pendant longtemps le plus fort taux d’homicide par habitant de la planète (390 pour 100 000 personnes en 1991).
Loin de ramener la paix, la mort du «roi de la cocaïne», abattu par la police nationale colombienne en décembre 1993, donne lieu à une décennie de guerre sans merci pour le contrôle des territoires tenus jusque-là par le baron de la drogue. Soumise aux feux croisés des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), des groupes paramilitaires d’extrême droite et des trafiquants de drogue réorganisés en combos (l’équivalent des gangs américains), la population ne connaît guère de répit avant l’arrivée à la mairie de la ville de Sergio Fajardo, en octobre 2003, et la mise en place d’une politique de rénovation urbaine fondée sur l’innovation et la participation sociale.
Aujourd’hui citées en exemple dans le monde entier, ces mesures ont permis de réduire le taux d’homicide par habitant de près de 95%, plaçant du même coup Medellín dans le peloton de tête des villes dites «résilientes» (lire ci-dessous). Peut-on pour autant parler de miracle comme l’ont fait de nombreux observateurs? C’est la question à laquelle s’efforce de répondre Patrick Naef, collaborateur scientifique au Département de géographie et environnement (Faculté des sciences de la société de l’Université de Genève). A cette fin, il mène depuis le début de l’année un projet de recherche consacré aux «entrepreneurs mémoriels» dans la «Comuna 13», une zone urbaine qui comptait parmi les plus pauvres et les plus dangereuses de la ville et dont certaines rues sont en passe de devenir des attractions touristiques.
«J’ai découvert la Colombie en 2000, alors que le pays était en pleine guerre contre les FARC et autres groupes armés et je travaille sur le cas de Medellín depuis 2014, explique l’anthropologue. Je dois reconnaître que les progrès accomplis ces dernières années sont spectaculaires: le Métro câble (une sorte de télécabine urbaine, ndlr) a permis de désenclaver en partie les quartiers périphériques situés sur les hauteurs de la ville, les bibliothèques publiques ont élargi l’accès à la culture, la criminalité a reculé de façon très nette, il y a de nouveau de la musique partout et du monde dans les rues, y compris la nuit, alors que dans les années 1990, les gens n’osaient plus sortir de chez eux. Au-delà de la formidable vitrine qu’elles offrent à la ville, on peut cependant s’interroger sur l’impact social réel de certaines de ces mesures.»
Des «frontières invisibles»
Inauguré en 2012, le système d’escaliers électriques installé dans le quartier Independencia 1 pour un coût de près de 3 millions d’euros est ainsi surtout utilisé par les touristes et les journalistes qui y trouvent un moyen commode de découvrir les façades colorées et les fresques qui ornent désormais une partie de la Comuna 13.
«Beaucoup de gens du quartier auraient préféré que cet argent soit alloué à la construction d’une école ou d’un centre de soins, poursuit le chercheur. Cette installation ne leur est en effet pas très utile dans la mesure où elle ne tient pas compte des ‘frontières invisibles’ qui délimitent les zones propres à chaque bande. Les gens du quartier préfèrent donc s’en passer plutôt que de prendre le risque de traverser une zone qu’ils ne connaissent pas. Cet exemple est à mon sens tout à fait révélateur du fossé qui existe entre la volonté des pouvoirs publics et la complexité des logiques communautaires.»
C’est précisément dans le but de mieux comprendre ces dernières que Patrick Naef s’intéresse plus particulièrement à ce qu’il appelle les «entrepreneurs de mémoire». Artistes, victimes, paramilitaires, leaders communautaires, scientifiques ou journalistes, le terme regroupe tous les acteurs, issus tant des pouvoirs publics que de la société civile, qui élaborent ou expriment un discours sur la mémoire du conflit urbain qui a fortement traumatisé certains quartiers de la ville. L’objectif étant de donner aux victimes et à leurs proches des moyens leur permettant de reconstruire des liens avec un territoire dont ils ont été entièrement ou partiellement exclus.
«Je me suis rapidement aperçu qu’il était difficile d’obtenir des réponses ou des rendez-vous lorsqu’on communique par e-mail avec la Colombie, précise Patrick Naef. Pour que les choses avancent, il faut être sur place et trouver quelqu’un susceptible de faire l’intermédiaire entre vous et la personne avec qui vous cherchez à entrer en relation. Petit à petit, cela crée un effet boule de neige qui vous permet d’obtenir les contacts dont vous avez besoin.»
Dans le cas de la Comuna 13, c’est le milieu du hip-hop qui a servi de porte d’entrée au chercheur. Après avoir assisté à quelques concerts, Patrick Naef est parvenu à présenter son projet à différents artistes très impliqués dans la vie du quartier où ils jouent le rôle de leaders sociaux. Rapidement payante, cette stratégie lui a non seulement permis de nouer quelques solides amitiés mais également d’intégrer un «parche» (terme qui recoupe à la fois la notion de groupe et de lieu, ndlr) organisant différentes actions collectives en vue de se réapproprier l’espace public. «Chaque fois que je reviens à Medellín, poursuit le jeune chercheur, je retourne voir ces personnes. En plus d’être des amis, elles sont pour moi à la fois des sujets d’étude, de précieux informateurs et des personnes ressources qui peuvent, par exemple, me guider dans certains quartiers où il serait dangereux que je me rende seul.»
Depuis ce poste d’observation privilégié, Patrick Naef a eu la possibilité de participer à quelques-unes de ces actions communes. Il a ainsi été enrôlé pour donner un coup de main à la construction d’une maison, pour participer à des repas collectifs ou à des opérations de jardinage visant à transformer des zones utilisées comme décharge locale en potagers urbains. Il a également eu l’honneur de devenir le premier étranger à être invité à participer à une manifestation singulière baptisée «cuerpos gramaticales».
Organisé chaque année au mois d’octobre depuis 2014, l’événement vise à lancer un processus d’exhumation officiel des centaines de corps enterrés dans la décharge de l’Escombrera à la suite des opérations meurtrières de «nettoyage social» menées depuis une vingtaine d’années par les paramilitaires dans la Comuna 13. Cette action de résistance collective, qui se veut un geste à la fois symbolique et artistique, consiste, pour plusieurs dizaines de participants, à s’enterrer jusqu’à la taille puis à demeurer ainsi pendant près de six heures afin de manifester de manière pacifique leur mécontentement.
«Je n’étais pas très à l’aise à l’idée de me retrouver à côté de tous ces gens qui avaient perdu un proche alors que je suis juste un chercheur étranger, commente le principal intéressé. Je craignais de ne pas être à ma place mais mes amis ont insisté pour que je participe, si bien que j’ai fini par accepter. C’est une expérience que je ne suis pas près d’oublier, même s’il m’a fallu prendre un peu de recul lorsque j’ai traité les données.»
Loin d’en avoir fini avec Medellín, Patrick Naef prévoit de poursuivre son immersion au cours de plusieurs séjours qui restent à planifier. Des voyages qui lui permettront de poursuivre la réalisation d’entretiens et, si la chose est possible, de les élargir à un certain nombre de groupes focaux. Dans un futur proche, le chercheur envisage également de construire diverses «cartes mentales», c’est-à-dire des plans de la ville mettant en regard le sentiment de dangerosité qu’éprouvent les habitants du quartier, la violence effective et les différentes pratiques mémorielles menées sur place. «Le danger, c’est aussi une question de perception, conclut-il. Il faut beaucoup de temps pour que les gens comprennent qu’un quartier réputé dangereux ne l’est plus. C’est typiquement un élément que les politiques publiques peinent à prendre en compte. Pour que la transition fonctionne, il ne suffit pas de construire des routes ou d’installer un éclairage public. Il faut tout un travail d’accompagnement qui passe notamment par le fait d’amener les gens sur place et de leur donner le temps de changer leurs habitudes. Ce n’est qu’à cette condition que l’on peut véritablement parler de résilience.»
La résilience appliquée aux villes
Forgé dans le monde de la physique et de la psychologie, le concept de résilience s’est progressivement étendu à l’écologie puis aux centres urbains, dans la foulée de l’ouragan Katrina qui a dévasté la Nouvelle-Orléans en 2005.
La «ville résiliente» se définit par la capacité d’une métropole à s’adapter pour se remettre des perturbations climatiques ou environnementales ainsi que des tensions économiques ou sociétales qui la traversent. Les indicateurs généralement pris en compte pour évaluer le degré de résilience d’une ville sont les infrastructures, les aménagements, l’économie, le développement social et la gestion de ressources.
Lancé en 2013 par la Fondation Rockefeller, le programme «100 villes résilientes» a pour but de soutenir et d’encourager ces transformations. Soutenu par un budget initial de 100 millions de dollars, il offre notamment à ses membres, qui sont recrutés sur concours, l’assistance d’un réseau d’experts ainsi que l’accès à des fournisseurs de service ou des partenaires – issus des pouvoirs publics, du secteur privé ou des organisations internationales – susceptibles de les aider dans la mise en œuvre d’une stratégie de résilience. Plus de 1000 villes ont participé au dernier appel à projet, lancé en 2016.
VM
* Les textes de cette page ont paru dans Campus n°137, juin 2019, magazine de l’Université de Genève.