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Entre la promesse de l’infini et la réalité de la destruction

Le tabou de la mort et le déni de la finitude conduisent l’être humain à une fuite en avant, selon Blaise Bonvin. Une telle posture influence nos systèmes sociaux et économiques. Faut-il voir dans cette culture de la «répression de la finitude» et de «l’économie de la fuite» les sources de la crise écologique actuelle?
Crise écologique

On parle beaucoup d’environnement et de nature. Ces deux mots ne sont pas neutres, encore moins interchangeables. Ils révèlent des positions très différentes qui méritent d’être appréhendées. L’environnement vient de «ce qui environne, entoure». En disant cela, le sujet, l’humain, est posé au centre. L’environnement est en dehors, objectivé, réifié. Ce terme perturbe notre compréhension. Le mot nature semble, lui, plus complexe et plus justifié. Son origine étymologique renvoie à «naître». On perçoit vite sa trajectoire philosophique. Elle initie à la naissance, et donc à la mort.

De manière presque caricaturale vue d’aujourd’hui, Descartes appelait l’humain à se faire «maître et possesseur de la nature». Il reprenait une vieille exhortation biblique à dominer les animaux et la terre. La nature a ainsi été déliée de l’humain, devenant un environnement. A partir du XVIIe siècle, une poignée de penseurs mâles, occidentaux, marqués par un contexte religieux spécifique, ont proposé une vision du monde très questionnable, et qui perdure. La plupart des universités proposent des formations en «sciences de l’environnement». Comme si l’humain pouvait se détacher de ce qui l’environne, et le gérer, à l’image d’une machine.

L’héritage anthropocentrique est si fort qu’il marque les lieux mêmes où on devrait le questionner. Pourtant, la nature humaine, c’est la nature, par ce primitif lien naissance-mort. Les arts et les sciences agrémentent le passage, mais n’y changeront rien. L’humain, dont la racine étymologique est très probablement humus, représenterait une étape dans un mouvement. Un «échantillon» parmi d’autres, ricanait Schopenhauer. Dans la crise écologique, un fondement anthropologique semble manquer pour expliquer la destruction et l’absence de réaction devant son évidence.

Peut-être qu’un axe de réflexion se situe dans la négation de cette nature, donc de la finitude individuelle. Des historiens et anthropologues ont parlé pour notre société de «la mort interdite» ou du «déni de la mort».1>Philippe Ariès, Histoire de la mort en Occident (1975), Pierre-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort (1988) ou encore Goeffrey Gorer, The Pornography of Death (1955). De manière symptomatique, les références en ce domaine ne sont pas de prime jeunesse. La mort n’est historiquement et géographiquement pas appréhendée, ou pressentie, de la même manière. Elle est entourée de mythes, de narratifs, de préparatifs; ou parfois délaissée.

Cette posture ne peut qu’influencer les systèmes sociaux et économiques. On pourrait déduire du tabou de la finitude une fuite en avant. Ses traits principaux seraient la consommation, la mobilité et, contraignant le tout, la croissance. La consommation serait force démiurgique: faire créer, pour détruire, pour refaire créer. Consommer, pour consumer.

Qu’est-ce que ce geste si commun indique de nous-mêmes? Impossible d’y répondre pour tout (besoins premiers versus exigences de confort), mais si la question est bonne, une bonne réponse surgira. La mobilité, elle, serait très facilement assimilable à la fuite. Enfin, la croissance, qui ne peut pas, de doit pas cesser, représente le symbole de l’infini, un substitut d’éternité, promise nulle part ailleurs. La longévité s’est accrue à mesure que l’humain, individualisé, repoussait la finitude: les avancées de la science, comme on dit, ne doivent rien au hasard, elles sont issues d’un contexte social qui permet (exige?) leur éclosion… Explorer ces enjeux trouble et laisse perplexe.

Pourtant, il y a dans la «crise écologique» des questions bien en amont du tri des déchets et des voitures électriques. Dans cet axe de pensée, la «transition écologique» exigerait une transition de représentation de la nature (humaine) et de la finitude. Tout modèle économique reflète inconsciemment un modèle cognitif. Le rapport à la finitude déterminerait ainsi un processus actuel oscillant entre promesse de l’infini et réalité de la destruction. Amorcer ainsi la crise écologique met plus de poids sur nos frêles épaules. Mais les réponses seront-elles durables sans compréhension d’une culture sous-jacente? Cette culture serait-elle la répression de la finitude?

Notes[+]

L’auteur de cette agora vient de Saint-Prex (VD).

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