Contrechamp

L’Amar, des couleurs dans la grisaille

A Neuchâtel, L’Amar est engagée en faveur de l’accueil des migrant-e-s. Face à l’accélération des procédures d’asile et à l’éloignement géographique de certain-e-s requérant-e-s, l’association autogérée s’en sort plutôt bien. Mais elle a besoin de renforts et recherche des bénévoles.
L’Amar, des couleurs dans la grisaille
Un repas à L’AMAR, organisé dans les nouveaux locaux de l’association autogérée. L’AMAR
Alternatives

A l’ouest d’une ville moyenne de Suisse romande. Un grand pont surplombe une vieille zone industrielle. Dans votre dos, les tuiles de l’ancienne usine de cacao Suchard. A droite, les toits de la mosquée du centre islamique; derrière, le clocher du temple. En bas, un mélange d’usines en partie désaffectées, de logements étudiants tout frais et d’espaces fun de coworking pour startups enthousiastes. Un petit escalier caché décoré de graffitis vous y emmène. La «rue des usines» porte bien son nom: au fond de l’impasse, il y en a une particulièrement grande, apparemment endormie, gros bâtiment gris coloré de banderoles dont une déclare: «Ensemble vers l’avenir». Vous poussez la porte, grimpez à l’étage. Deuxième, puis troisième porte. Plus vous avancez, plus les odeurs insoupçonnées d’épices se précisent. C’est mercredi soir à L’Amar, et mercredi soir c’est repas populaire.

Depuis l’été dernier, l’association a pris ses aises ici, à Serrières, à trois arrêts de tram ou quatre minutes de bus du centre de Neuchâtel: à l’entrée, babyfoot et bibliothèque, entourés de tables remplies de badges et d’autocollants, de confitures à prix libre, de flyers et autres documents en toutes langues et de classeurs d’informations («Santé et soin», «Formations»); à gauche, cuisine ouverte sur le salon et la salle à manger; en face, salle de cours et magasin gratuit (cf. ci-dessous); au mur, des tableaux à remplir pour proposer des services ou en demander, des affiches militantes, des dessins d’enfants. Partout, une harmonie confuse de couleurs et de meubles dépareillés. Mais l’installation est encore et toujours provisoire: après un été passé dans un caravane au bord du lac1>Lire M. Musadak, «L’Amar déménagera à Serrières», et S. Kabacalman, «L’Amar gardera ses locaux encore un an», Le Courrier des 27 juin 2018 et 29 mai 2017., puis deux ans dans un conteneur en préfabriqué finalement démonté, l’association a passé un contrat avec la ville et l’entrepreneur gentrificateur à qui appartient le bâtiment actuel. Elle pourra rester jusqu’à la fin de l’année. Le collectif qui se bat pour les personnes migrantes est lui-même sans cesse… déplacé!

Petite histoire, grand programme

Tout commence il y a trois ans. Face à l’absence de réactions des autorités et au manque de moyens mis à disposition par les services officiels, alors que les demandes d’asile augmentent et que les requérant·tes sont parqué·es dans des abris PC dans le canton et partout en Suisse, une bande de squatteur/se/s se mobilisent et décident d’occuper un bâtiment de la ville. Caterina, l’une des membres fondatrices, explique: «L’idée de base était d’avoir un endroit où se poser, se réunir, discuter, sans devoir payer ni réserver. Tout est né de ça. Depuis le départ, trois thématiques sont mises en avant: la gratuité, le partage des connaissances et la création de liens entre migrants et ‘locaux’.» Louise, elle aussi à l’origine de l’aventure, complète: «Nous voulions avoir un lieu qui inclut pour aller à l’encontre des politiques d’asile qui excluent, spatialement et socialement». La ville se fâche et pose ses conditions: impossible de faire dormir qui que ce soit et le collectif doit devenir une association. Ce sera L’Amar: Lieu Autogéré Multiculturel d’Accueil et de Rencontres. Mais l’entité reste indépendante de toute subvention. Les soirées à prix libre et les dons lui permettent de payer les frais, essentiellement les charges (mais pas de loyer) du bâtiment qu’elle occupe.

Au fil de la semaine, les activités proposées sont nombreuses: cours d’arabe, d’anglais et de français; ateliers couture et bricolage; conférences et projections de films sur le thème de la migration; cueillettes en forêt, visites de musées; collaborations avec d’autres associations et avec le quartier… L’Amar a par exemple participé fin mars à la «Semaine d’actions contre le racisme» en proposant une table ronde, un débat et une journée d’atelier créatif, de musique et de saveurs du monde. L’organisation «Droit de rester», qui conseille et soutient les personnes migrantes, y tient une permanence tous les samedis. Et tous les mercredis soirs donc, on y déguste un bon repas (à prix libre et sans alcool), chaque fois différent. Au menu ce soir: couscous aux légumes. Et c’est Ayoub qui cuisine, une première pour lui: «C’est l’association Asile LGBT de Neuchâtel qui m’a parlé de cet endroit.

Depuis je suis venu plusieurs fois avec mon mari et ce soir, c’est moi qui prépare à manger pour tout le monde.» Dans une situation juridique pour le moins compliquée, voire incompréhensible, il attend que sa situation se régularise: «Je suis venu ici pour trouver des conseils, et pour faire passer le temps.» D’autres viennent depuis le début, comme Kamal: «En été 2016, j’ai vu qu’il y avait des fêtes autour d’une caravane au bord du lac. Je ne savais pas ce que c’était. Depuis, je viens souvent. Par exemple, j’ai participé au cours d’arabe pour aider le professeur.» Lui-même est membre de la communauté yézidie, comme deux autres familles seulement dans le canton. «L’Amar, c’est un lieu important et très utile, pour parler le français, pour rencontrer des gens. Il y a beaucoup de Suisses qui viennent. Et maintenant, les gens de Neuchâtel commencent à connaître.»

Autogestion au quotidien

L’association fonctionne de la façon la plus horizontale possible. Comme elle le déclare dans son «Manifeste», elle offre un espace «où les compétences et les ressources de chacun-e sont reconnues et partagées; où la liberté de choix et l’autonomie sont des principes fondamentaux; où les identités ne sont pas réduites aux types de permis de séjour». Caterina poursuit: «Les requérant-e-s se sont impliqué-e-s dès l’ouverture du lieu, dans une belle dynamique. Il s’agissait non pas de ‘faire pour’ mais de ‘faire ensemble’». Concrètement, des réunions ouvertes à toutes et tous ont lieu un lundi sur deux. On y discute des différentes activités, des propositions, des difficultés. De manière générale, «les petites choses comme l’administration prennent beaucoup de temps, reconnaît Caterina. Du coup, on a aujourd’hui moins d’énergie pour politiser nos actions. L’autogestion pose de nombreuses questions. Elle se construit, se réadapte.» Parmi de nombreux projets, le collectif réfléchit à une charte qui permettrait de consolider une base commune et de simplifier le fonctionnement.

Et ces derniers temps, deux nouveaux obstacles se sont dressés sur la route de l’autogestion: d’une part, de nombreuses personnes demandeuses d’asile, actives au début, sont désormais «en règle». Ce qui est en soi une bonne nouvelle. Mais cela signifie aussi qu’elles sont plus indépendantes et habitent souvent loin des locaux, notamment dans les montagnes neuchâteloises où les loyers sont moins chers. D’autre part, la nouvelle loi sur l’asile entrée en vigueur le 1er mars dernier, véritable machine à renvois qui accélère les procédures, vient passablement compliquer les choses. Pour faire vite et bien (!), la Confédération a lancé l’année dernière un projet-pilote avec le Centre fédéral de Perreux à Boudry qui promet d’accueillir à terme jusqu’à 500 personnes. «Les requérant-e-s sont surveillé-e-s, caché-e-s dans un lieu fermé, et encore plus coupé-e-s du tissu associatif qu’avant», déplore Caterina. Les entrées et sorties sont fouillées, les enfants scolarisés sur place – et encore, «scolarisés» est un grand mot puisqu’ils et elles ne bénéficient que d’un nombre d’heures très restreint. Mais L’Amar ne ménage pas ses efforts. Des membres ont, à plusieurs reprises, fait le trajet du lieu d’accueil et de rencontres vers le lieu d’enfermement et d’exclusion pour que d’autres puissent faire le chemin inverse. Louise reprend: «on réfléchit à comment contrecarrer le fait que les requérant-e-s ne reçoivent qu’un ticket de transport aller-retour pour Neuchâtel chaque deux semaines. C’est mission quasi impossible de se payer des billets à 4,40 francs avec le très maigre argent de poche reçu. Cela limite donc fortement leur liberté de mouvement. Pour les resquilleurs/ses, les amendes s’accumulent, et c’est complètement absurde, car la plupart ne pourront jamais les payer.»

L’association pense à la mise à disposition de vélos, à la mise en place de navettes, voire à l’impression de faux tickets de bus, dans l’optique de faire pression sur les Transports neuchâtelois pour obtenir la gratuité. C’est un combat continu, mais L’Amar s’en sort plutôt bien. Certaines problématiques sont récurrentes, mais les têtes se renouvellent et de nouveaux liens se créent. Chacun-e y trouve son rythme: les un-e-s viennent jouer au babyfoot, discuter ou se faire à manger avant de repartir, d’autres s’investissent dans les cours, le magasin ou la permanence. Et Caterina conclut: «Il y a un truc: les gens arrivent à se sentir bien assez vite.» Alors, vous venez? L’Amar cherche des personnes engagées…

Un magasin gratuit

On trouve à L’AMAR un «magasin gratuit»: n’importe qui peut venir y déposer des livres, des habits, des jouets, de la vaisselle en bon état ou se servir en fonction de ses besoins et de ses envies. L’idée était d’avoir un lieu fixe sur le modèle des gratiferias (ou écodébarras). Mais, comme les inscriptions sur les murs le rappellent, il s’agit moins d’un geste de charité envers les plus pauvres que d’un véritable souci écologique, contre le gaspillage et la consommation frénétique. Et ça marche: le renouvellement des étagères est assez impressionnant! Il faut dire que le travail des bénévoles engagé-e-s dans la réception, le contrôle et le rangement des objets aident beaucoup à rendre le lieu accueillant. Le magasin gratuit est un beau moyen pour passer d’un comportement individuel lié à un mode de consommation (auquel on s’arrête bien souvent) à une réflexion plus large et à une prise de conscience plus globale des enjeux écologiques, politiques et sociaux. En plus, la gratuité ouvre un espace rare et bienvenu qui permette d’expérimenter autre chose que le «produire-consommer-jeter». FFE

Heures d’ouverture du magasin (qui correspondent à celles de L’Amar): Lu: 16h-19h | Ma: 14h-19h | Me: 16h-22h | Sa: 14h-19h.

Notes[+]

Les deux articles de cette page ont paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, n°40, avril-mai 2019.

L’Amar: rue des Usines 10, 2000 Neuchâtel, 1er étage, www.lamarneuch.ch, lamarneuch@riseup.net

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