Des noms dans les villes
Depuis le 1er janvier, je vis et je travaille à Paris. Pour rejoindre mon bureau vers la porte d’Orléans, je prends le tram à la porte de Montreuil. Mon parcours traverse les boulevards Davout, Soult, Poniatowski, Masséna, Kellermann, Jourdan, autant de patronymes qui ne signifient peut-être pas grand-chose pour celles et ceux que l’histoire militaire ne passionne pas. Appelés boulevards des Maréchaux, leurs noms sont ceux des hommes qui ont mené les armées napoléoniennes aux fronts. Héros de guerre et conquérants, ces maréchaux ont mis l’Europe à feu et à sang pendant une quinzaine d’années.
Difficile à estimer précisément, le nombre de victimes civiles et militaires de ces conflits se chiffre en millions dans toute l’Europe, de la Russie à la péninsule ibérique. On l’aura donc compris, les maréchaux incarnent des valeurs impérialistes et conquérantes. Ils n’ont pas hésité à sacrifier la vie des soldats et des milliers de civils qui se trouvaient sur leur chemin.
C’est en 1861, sous le Second Empire, que ces boulevards sont baptisés des noms des maréchaux impériaux. Paris prend alors le visage qu’on lui connaît aujourd’hui avec l’annexion des communes riveraines qui deviennent ses huit derniers arrondissements. Situés à l’intérieur du périphérique, ces boulevards enserrent pratiquement la ville et sont traversés tous les jours par des milliers de personnes. Immortaliser de tels personnages dans l’espace urbain n’est pourtant pas anodin. Cela pose la question des valeurs qu’on célèbre et des exemples que l’on donne au public. Ici, on se distingue par la maîtrise du militaire, par l’expression d’une puissance virile et conquérante, par le mépris de la vie des populations. Aujourd’hui, le circuit de ces boulevards est emprunté par un nouveau réseau de trams. La mairie de Paris a saisi cette occasion pour afficher des personnalités d’un autre acabit. Les arrêts portent notamment les noms d’écrivain-e-s et des résistant-e-s, comme l’aviatrice Maryse Bastié (1898-1952) qui intègre l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale et se distingue pour sa contribution à la Résistance. Moins militaire, la féministe bouddhiste et spécialiste du Tibet Alexandra David-Néel (1868-1969) incarne elle aussi des valeurs plus proches de la liberté et de l’émancipation.
Résultats d’ajouts successifs, les espaces urbains sont des mille-feuilles de célébrations patronymiques. Au lieu de rebaptiser le boulevard Masséna (maréchal de Napoléon) boulevard Maryse Bastié, les autorités municipales de Paris ont fait le choix d’ajouter une couche sémantique.
A Genève, une politique similaire a été lancée par la Ville sur l’initiative de l’association féministe l’Escouade. L’objectif est de rendre visibles les femmes dans l’espace public, là où on leur dit trop souvent qu’elles courent un danger. L’idée que les femmes ne sont pas en sécurité dans la rue conduit à limiter leur liberté de mouvement. Elles sont moins présentes dans les lieux publics et utilisent moins les infrastructures de loisirs. Cette situation renforce donc les inégalités de genre. En même temps que s’est propagée cette idée d’insécurité féminine dans l’espace public, les villes s’étendent et les rues prennent les noms d’hommes célèbres, ne laissant que très peu de place aux femmes. Cette dynamique renforce l’exclusion des femmes et participe à établir une différence de pratiques selon le genre: les hommes dominent l’espace public alors que les femmes seraient plus en sécurité retranchées dans leurs foyers. Pourtant, c’est bien à la maison que les femmes subissent le plus de violences…
Le projet 100Elles* propose une réflexion sur cette problématique en même temps qu’une amorce de changement en soulignant la contribution de figures féminines dans l’histoire genevoise. Elle vise ainsi à redonner une place aux femmes dans la cité.
La place des Grottes prend pour quelque temps le nom de Joséphine Butler (1828-1906), féministe britannique partisane de la lutte contre la prostitution réglementée qui dénonçait une morale sexuelle différente pour les hommes et les femmes. Plus proche de nous, la réalisatrice féministe Carole Roussopoulos (1945-2009) apparait également sur la liste du projet 100Elles*. Là aussi, la démarche relève de la superposition, puisque les noms des femmes viennent s’ajouter temporairement aux appellations sans les remplacer. A terme, il est néanmoins prévu de puiser dans cette liste de cent femmes* pour baptiser de nouvelles rues.
L’auteure est historienne.
Voir les détails du projet sur le site 100elles.ch