Quelle armée pour l’Allemagne?
En Allemagne, le sujet du budget militaire divise profondément les partenaires de la grande coalition (CDU/CSU et SPD) au pouvoir. Engagée depuis 2014 auprès de l’OTAN à augmenter progressivement ses dépenses militaires jusqu’à 2% du PIB, l’Allemagne a, en période de croissance économique, travaillé à cet objectif: de 33 milliards d’euros en 2014, le budget de la Défense a atteint 43 milliards d’euros en 2019, soit respectivement 1,18% et 1,24% du PIB.
Mais plusieurs facteurs, notamment la baisse prévue des recettes fiscales, changent la donne: un «trou» de 25 milliards d’euros plombe le budget fédéral des cinq prochaines années. La question des secteurs où les économies devront être consenties divise les partis gouvernementaux au point de remettre en cause leur alliance, dans une nouvelle crise d’une longue série.
Les conservateurs aimeraient consacrer 1,5% du PIB à l’armée d’ici 2025. Dans la redéfinition du programme de la CDU/CSU, en cours depuis quelques semaines, l’augmentation du budget de la Défense occupe une place particulière. La nouvelle présidente de la CDU – pressentie pour être la future candidate du parti à la Chancellerie fédérale – ainsi que la ministre de la Défense, également CDU, répètent régulièrement que les promesses budgétaires seront tenues. De par les engagements pris devant l’OTAN, dans les prises de positions officielles et les diverses déclarations publiques, plusieurs politicien-ne-s conservateurs ont ainsi engagé leur crédibilité sur la scène nationale et internationale.
Investissements sociaux prioritaires
Pour les sociaux-démocrates, les investissements sociaux sont prioritaires. Egalement occupés à redéfinir les grandes lignes de leur politique, ils entendent pour leur part mettre un frein à l’ambition des conservateurs. Attendus de longue date, les nouveaux objectifs du SPD marquent un retour vers une politique sociale traditionnelle, avec une augmentation du salaire minimum, une augmentation du seuil des retraites et une révision de l’assurance chômage Hartz IV.
Grâce à son ministre des Finances Olaf Scholz, un social-démocrate centriste nommé au printemps 2018, le parti dispose d’un certain contrôle sur le budget fédéral – et peut privilégier les investissements sociaux face aux dépenses militaires. Le sujet a également pris une dimension de pré-campagne, car Scholz est d’ores et déjà un candidat déclaré à la succession d’Angela Merkel: dans ce cadre, il lui est crucial de prouver qu’il est capable de tenir un budget et de s’imposer face aux partenaires de la coalition.
Auprès de la population, le sujet de la Bundeswehr est des plus délicats. Depuis la Seconde Guerre mondiale, elle a vis-à-vis de l’armée une méfiance particulière qui s’exprime par un strict contrôle parlementaire. De plus, la mission de l’armée est en premier lieu la défense du territoire national.
Ainsi, son premier engagement à l’étranger n’a eu lieu qu’en 1995 en Bosnie, et n’a pu être justifié qu’avec l’argument que le régime y construisait des camps de concentration – ce qui s’avèrera rapidement infondé. Ce n’est qu’en 2006 qu’une composante explicitement internationale, avec notamment la lutte contre le terrorisme, a été ajoutée à son cahier des charges.
Des problèmes structurels et budgétaires empêchent cependant la Bundeswehr d’honorer ses partenariats stratégiques: 60% de ses véhicules de combat sont hors service. En 2018, seuls 4 de ses 180 Eurofighters étaient en état de vol. En parallèle, avec la suspension du service militaire obligatoire en 2011 et les scandales à répétition (réseaux d’extrême droite parmi la troupe, agressions sexuelles, gestion budgétaire catastrophique, etc.), la crédibilité de la Bundeswehr auprès de larges segments de la population est plus qu’entamée.
La gestion de la crise actuelle décidera autant de la survie de la grande coalition que de la stratégie militaire allemande sur le moyen terme – et l’issue est encore très incertaine.
* Historien romand, Severic Yersin est établi à Berlin.