Contrechamp

Inquiète, la jeunesse brésilienne s’active

Engagée dans le développement et les droits humains, Nyanna Reis est préoccupée par l’effritement des politiques sociales brésiliennes après l’élection d’un président d’extrême droite. Forte de son expérience éducative dans le Nordeste, elle réfléchit avec d’autres jeunes à des stratégies pour faire face à un avenir incertain, soutenue par Terre des Hommes Suisse.
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L'abandon graduel des politiques sociales au Brésil met en péril les droits de l'enfant, en particulier les droits à l'éducation et à l'alimentation. TDHS, NORBERTO DURAES
Brésil

A 27 ans, Nayanna Reis, enseignante bénévole dans une école agricole du Nordeste brésilien, à 100 kilomètres de Salvador de Bahia, n’a pas connu la dictature militaire qui a sévi dans son pays jusqu’au milieu des années 1980. La dictature brésilienne? En Europe, on l’aurait presque oubliée: avant la dégringolade économique, sociale et politique de ces dernières années, le géant d’Amérique latine faisait plutôt rimer BRICS [principaux pays émergents: Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud], samba, caïpirinha et Lula. Le 28 octobre, l’élection à la présidence d’un candidat d’extrême droite au discours glaçant, nostalgique des années de plomb et qui compte inclure plusieurs généraux dans son gouvernement, a cependant rappelé combien la démocratie au Brésil est récente et fragile.

Comme d’autres jeunes du sertaõ engagés dans les droits humains et le développement socioéconomique de cette région semi-aride longtemps délaissée, Nayanna est inquiète. Inquiète tout d’abord des conséquences de ce vote sur l’enseignement et les enseignants, dans la ligne de mire du nouveau président. Inquiète que les avancées sociales qui ont permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté, déjà mises à mal par le gel des dépenses publiques du gouvernement Temer, ne soient torpillées. Inquiète surtout que les efforts faits pour améliorer l’éducation et l’alimentation des enfants dans le Nordeste, des domaines dans lesquels elle s’est beaucoup impliquée, soient réduits à néant. «Cela fait treize ou quatorze ans que les enfants ne meurent plus de faim dans la région semi-aride, affirme-t-elle, mais si les politiques de soutien à l’agriculture familiale disparaissent, nous risquons de voir revenir de graves situations.»

En 1990, d’après la FAO [Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture], près de 15% de la population brésilienne souffrait de la faim. En 2014, ce chiffre tombait à 1,7%. Ce succès est dû aux politiques nationales de lutte contre la faim, comme le Programme national d’appui à l’agriculture familiale (Pronaf), lancé en 1995, la stratégie Fome Zero («Faim Zéro»), programme phare de la présidence de Lula dès 2003, et surtout le Programme national d’alimentation scolaire (PNAE). En 2014, celui-ci fournissait à 43 millions d’élèves une ou deux portions de nourriture par jour, dans près de 250 000 écoles.

Créé dans les années 1950 pour offrir un repas aux élèves les plus démunis dans les écoles publiques, le PNAE est complété en 2009 par une Loi sur l’alimentation scolaire qui garantit l’accès à une alimentation saine aux enfants et aux jeunes, de la crèche au lycée, ainsi qu’aux adultes en formation. Cette loi stipule qu’au moins 30% de l’alimentation scolaire, achetée via le Fonds national de développement de l’éducation, doit provenir d’exploitations agricoles familiales. Elle donne la priorité aux communautés les plus vulnérables, comme les indigènes et les quilombolas (communauté afro-brésilienne). L’agriculture familiale, qui représente plus de 80% des 5 millions d’exploitations agricoles du pays et produit environ 70% de la nourriture consommée par les Brésiliens, a ainsi été placée au cœur de la lutte contre la malnutrition, grâce, entre autres, au dialogue entre la société civile et les pouvoirs publics1>1 Morgane Retière et al, «Marchés institutionnels et soutien à l’agriculture familiale au Brésil: étude de cas de producteurs insérés dans le programme d’alimentation scolaire», Vertigo, Vo. 14, N° 1, mai 2014..

Ce système qui a fait ses preuves est pourtant en danger. Nayanna connaît bien le sujet. Elle soutient depuis quatre ans certains de ces petits producteurs agricoles qui fournissent les écoles, avec le Mouvement d’appui aux organisations communautaires (MOC), ONG locale partenaire de Terre des Hommes Suisse. Elle conseille aussi des écoliers qui se lancent dans la création de potagers scolaires. Elle constate une disparition graduelle des politiques publiques de soutien à la production familiale ainsi qu’à une alimentation saine issue de l’agroécologie, c’est-à-dire, d’une agriculture durable, respectueuse de la nature et des humains. «Il devient de plus en plus difficile pour ces agriculteurs de produire la nourriture et de la commercialiser», explique-t-elle. Le nouveau président ne cache pas ses intentions de privilégier l’agrobusiness, au détriment des petits producteurs.

Pour le MOC, alimentation et éducation sont intimement liées. Basée depuis plus de cinquante ans à Feira de Santana, une ville au cœur du Nordeste, cette organisation, ainsi que d’autres acteurs du sertaõ (écoles, universités), tentent de changer la perception négative que les jeunes ruraux ont d’eux-mêmes et de leur région, à travers des programmes de formation et des manuels adaptés. Là où les manuels conçus dans les grandes villes du Sud comme Brasilia, Rio ou Saõ Paulo, renvoient l’image réductrice d’un paysage inhospitalier et une grande pauvreté, ils mettent en avant les ressources du sertaõ et ses opportunités. Cela permet, par exemple, aux enfants de découvrir la richesse et la spécificité des arbres et des insectes du semi-aride, ou aux jeunes d’envisager un avenir chez eux, en exerçant des métiers qui leur permettent de s’épanouir dans le monde rural, tels que productrice ou producteur agricole, vétérinaire, biologiste, etc. «Depuis dix ans, les jeunes qui ont grandi ici commencent à voir la région rurale d’un autre œil», explique Nayanna, qui fait par ailleurs de la recherche sur la jeunesse dans les zones rurales. «Ils ne voient plus l’exode vers les zones urbaines comme la seule solution, mais comprennent qu’ils peuvent aussi choisir de rester dans le sertaõ et se développer en créant eux-mêmes des opportunités de travail, ou en avançant dans leurs études.» Là encore, le «vivre avec» le sertaõ nécessite des politiques sociales adaptées ou des financements de l’Etat2>2 Caio Augusto Amorim Maciel et Emilio Tarlis Mendes Pontes, «Vivre avec les conditions climatiques de la région semi-aride au Brésil. Le concept d’adaptation comme pensée globale appropriée par les acteurs locaux», Brésil(s) [En ligne], 9 | 2016, journals.openedition.org/bresils/1879.

L’éducation dite «contextualisée», c’est-à-dire, adaptée aux réalités des élèves, est déjà appliquée dans une quinzaine de municipalités du sertaõ de l’Etat de Bahia. Une enseignante ayant participé à l’élaboration d’un manuel pour les écoliers affirme que ce type d’éducation «donne un sens à la vie des gens, en leur permettant de réaffirmer leur identité.» C’est un des héritages de Paulo Freire, enfant du Nordeste actif dans la lutte contre la faim, avant de devenir un pédagogue aujourd’hui mondialement reconnu. Pour Freire, «il ne s’agit pas uniquement d’apprendre à lire et à écrire, il faut aussi apprendre à décrypter le monde qui nous entoure.»3>3 Mado Châtelain-Le Pennec, Dans les coulisses du social, Eres, 2010.

Là encore, la nouvelle donne au Brésil signifie sans doute une marche arrière pour les élèves du sertaõ. Dans le Courrier du 1er novembre4>4 Irène Pereira, «Jair Bolsonaro contre Paulo Freire», Le Courrier du 1er novembre 2018., Irène Pereira rappelait l’intention du président élu, alors candidat, «d’entrer dans le Ministère de l’éducation avec un lance-flamme et sortir Paulo Freire de là-dedans.» Flashback en 1964, lorsqu’arrêté puis torturé par les militaires, Freire fut contraint à l’exil. Il ne rentrera dans son pays qu’en 1980, depuis Genève où il aura vécu dix ans. Au-delà des théories de Freire, ils se pourrait aussi que les écoles soient une cible du nouveau gouvernement car, bien que tardivement, elles ont inclus dans leur programme la période douloureuse de la dictature militaire. Ainsi, les plus jeunes sont beaucoup mieux informés sur cette époque que leurs parents, et donc plus critiques envers le président élu5>5 Jen Kirby, «Corruption, fake news, and WhatsApp: how Bolsonaro won Brazil», Vox, 29 octobre 2018. Accès: bit.ly/2QgxL34.

Lorsque l’on demande à Nayanna, qui participait en octobre à la première Rencontre régionale sur le protagonisme des jeunes, organisée par Terre des Hommes Suisse à Cusco, au Pérou, ce qu’elle pense des propos de Bolsonaro sur Paulo Freire, elle fait une pause, avant de confier: «C’est très triste, et c’est préoccupant. L’école est un espace de participation, de réflexion, d’analyse.» Pour cette jeune femme, la clé pour que les jeunes contribuent activement à améliorer les choses autour d’eux, c’est qu’ils soient formés, comme elle l’a été. «La grande majorité des jeunes, affirme-t-elle, n’a pas l’opportunité de participer à la vie citoyenne. Dans cette rencontre, ils participent de fait, tout en avançant dans la réflexion.» Dans le Brésil d’aujourd’hui, cette participation n’est pas sans danger. Certains paient de leur vie leur engagement citoyen ou politique, comme Marielle Franco, la jeune conseillère municipale de Rio issue d’une favela, qui incarnait le renouveau, assassinée en mars dernier.

Un mot qui semble revenir souvent dans les conversations des jeunes Brésiliens en ce moment est «résistance». A Cusco, Nayanna s’est sentie soutenue par ses camarades péruviens, colombiens et boliviens. «Nous avons pu affirmer notre identité latino-américaine, explique-t-elle. C’est important, dans les moments de crise que nous traversons, car c’est cette identité qui nous permet de résister.» Elle propose de continuer à analyser la situation avec d’autres ONG, pour trouver des stratégies collectives. Etrangement, c’est dans les histoires anciennes que ces jeunes puisent leur inspiration. «Un ami a rappelé comment les Incas ont résisté au processus de la colonisation espagnole», rapporte la jeune femme. «Ça m’a fait penser aux histoires des esclaves noirs au Brésil, qui ont eux aussi résisté au processus d’esclavage en se regroupant dans des territoires où ils se sentaient en sécurité.»

«De véritables citoyens en développement»

La participation des jeunes – un investissement à long terme en faveur du renforcement de la société civile – semble d’autant plus cruciale dans le contexte brésilien actuel. Entretien avec Luciana Pinto, coordinatrice nationale de Terre des Hommes Suisse au Brésil.

Pourquoi la participation des jeunes au Brésil est-elle importante?

Luciana Pinto: La participation est une condition déterminante pour l’organisation et le renforcement de la société civile. La plupart des législations brésiliennes ont été créées grâce à la mobilisation de mouvements sociaux, d’ONG locales et d’autres groupes, à l’instar de la Constitution fédérale de 1988 ou du statut des enfants et des adolescents (loi fédérale 8.069/1990). Ceci permet à Terre des Hommes Suisse de développer sa mission et de partager ses valeurs et ses principes avec les ONG locales.

La promotion des droits des enfants et des jeunes fait partie intégrante de la compréhension qu’ils et elles sont de véritables citoyens en développement. La participation des enfants et des jeunes a pour nous deux significations complémentaires: c’est à la fois un droit et une stratégie d’accès aux autres droits.

A mesure qu’ils grandissent, les enfants et les adolescents renforcent leur capacité à décider de leur vie, dans l’univers culturel dans lequel ils vivent. Ainsi, ils ne sont pas seulement les bénéficiaires de nos interventions et de celles de nos partenaires, mais également les acteurs d’espaces individuels, familiaux et communautaires.

Après les récentes élections, quels sont les défis pour les ONG?

Au cours de sa campagne, le président élu a clairement fait comprendre qu’il n’était pas disposé à dialoguer avec la société civile. Il a exprimé son mépris et parfois un manque de respect envers les populations vulnérables: Noirs, femmes, enfants, adolescents, jeunes, peuples autochtones, LGBT. De telles attitudes peuvent légitimer l’intensification dans la société d’actes de violence dirigés contre ces citoyens et, à un autre niveau, renforcer la criminalisation d’organisations et de mouvements sociaux devant l’opinion publique nationale et la communauté internationale.

Terre des Hommes Suisse joue un rôle important au Brésil. Elle était déjà présente dans le pays lors du rétablissement de la démocratie après le coup d’Etat militaire (1985) et son expérience historique lui vaut une reconnaissance et une considération de la part des autres ONG et des mouvements locaux.

Même si les moyens financiers limitent son action, par un contexte politique et économique contraignant en Europe, Terre des Hommes Suisse, comme d’autres ONG similaires, peut apporter ses connaissances en matière de gestion des risques et de mesures garantissant la protection de la vie des populations vulnérables, des enfants et des jeunes, mais aussi des ONG et de leurs membres, sur la base de son expérience dans d’autres pays comme la Colombie qui vivent ou ont vécu des scénarios de restrictions démocratiques. ES

Notes[+]

* Journaliste indépendante, en collaboration avec Terre des Hommes Suisse.

Opinions Contrechamp Elena Sartorius Brésil

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