Social: «un pognon de dingue»?
En juin 2018, le président de la République française faisait «un constat qui est de dire: on met trop de pognon, on déresponsabilise et on est dans le curatif (…) On met un pognon de dingue dans les minimas sociaux et les gens ne s’en sortent pas. Les gens pauvres restent pauvres, ceux qui tombent pauvres restent pauvres. On doit avoir un truc qui permet aux gens de s’en sortir. Par l’éducation… (…) Il faut prévenir la pauvreté et responsabiliser les gens pour qu’ils sortent de la pauvreté».
Selon lui, les causes de la pauvreté seraient donc purement individuelles: certaines personnes ne sauraient pas s’y prendre. Les actions préventives seraient alors de les éduquer, de les responsabiliser. La solidarité, devenue un délit lors d’aide aux migrants, est également jugée trop coûteuse avec les chômeurs, les personnes sans domicile fixe, et même les travailleurs pauvres. Ces derniers deviennent alors responsables de leurs bas salaires, du manque de logements abordables, de la délocalisation des emplois. Tandis que ceux qui stockent des fortunes faramineuses au Panama ou ailleurs pour «optimiser» leur fiscalité sont évidemment des citoyens responsables et éduqués…
Des injustices tolérables?
En 2016, l’ONG Oxfam relevait que les 62 personnes les plus riches de la planète – 388 cinq ans auparavant – possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Comme le relevait Coluche, tous les hommes sont égaux, mais certains le sont beaucoup plus que d’autres. La solidarité a perdu ses couleurs. Paradoxalement, c’est l’avènement de la «mondialisation» économique qui lui fait le plus de tort, en privilégiant la liberté individuelle aux dépens de la justice sociale. On constate qu’elle tend à toujours plus renforcer la solidarité mécanique, solidarité par similitude; au détriment de la solidarité organique dans laquelle l’interdépendance des fonctions renforce la complémentarité entre les êtres humains en les obligeant à coopérer. Au tournant du XXe siècle, le sociologue français Emile Durkheim l’avait affirmé: l’échange marchand ne peut seul permettre la cohésion sociale. Ce qu’il jugeait essentiel, c’est «la conscience d’un destin partagé et, donc, d’une solidarité».
Dans les faits, la solidarité semble bien devenue une sorte d’auberge espagnole avec des lois sur la cohésion sociale, des politiques de la ville, des entreprises solidaires, etc. La fin des Trente Glorieuses a vu le déclin de la notion de «progrès social», et l’expression de «cohésion sociale» lui a alors progressivement succédé. Mais le plus souvent dans une signification de paix sociale – voire de contrôle social –, ce qui n’est que l’apparence de cohésion sociale. Elle ressemble alors plus à une absence apparente de conflit qu’à ce qui permet à ces conflits de demeurer dans un cadre raisonnable et de se régler selon la justice et non la loi du plus fort.
Il est des injustices qui sont inacceptables aux yeux de certains, mais parfaitement tolérables pour d’autres, comme par exemple l’absence de détresse visible ou l’absence d’exclusion totale. C’est ainsi qu’on peut distinguer de nombreux degrés d’acceptabilité des inégalités, entre «idéalistes» ou «universalistes» et «libéraux».
Au vu de la vulnérabilité croissante de certaines populations, il y a lieu de différencier, avec l’économiste et philosophe indien Amartya Sen, la capacité d’agir (savoir faire) de la capabilité (pouvoir faire). Car le pouvoir d’agir (empowerment) dépend des moyens réellement à disposition, de la possibilité effective dont dispose un individu pour choisir entre différentes combinaisons. On le voit avec certains travailleurs pauvres qui sont réduits à dormir dans leur voiture, leur revenu ne leur permettant pas d’être solvables pour pouvoir louer un appartement. Les nombreuses réactions quant à l’augmentation des taxes sur le pétrole en France montrent également les forts liens entre le pouvoir d’achat et les capabilités.
Les actions de cohésion sociale vont-elles seulement être de type correctif (en agissant sur les résultats sans toucher les causes profondes) ou transformateur (en visant les causes profondes)? Et la justice va-t-elle seulement viser la redistribution (économique) ou aussi la reconnaissance (culturelle)? Des questions que pose – à juste titre – la philosophe féministe étasunienne Nancy Fraser.
Parmi les conceptions de ce qui constitue la cohésion sociale, les sociologues Michel Forsé et Maxime Parodi proposent:
1. La reconnaissance de la dignité et de la liberté de penser de chacun;
2. Le sentiment d’appartenance à la société, considérée comme un projet collectif nécessitant la complémentarité de chacun et un sentiment partagé de cette complémentarité;
3. La légitimité des différentes institutions et normes qui ont cours dans la société et, plus encore, le degré de justice sociale réalisée au sein de cette société.
Ils différencient également l’intégration verticale «organisée par et autour de l’Etat et de ses institutions» de l’intégration horizontale relevant «des associations, de la participation à la vie locale, de la culture civique – ce qu’on appellerait aujourd’hui le capital social».
Un nombre croissant d’observateurs relèvent qu’on ne peut plus tout miser uniquement sur les deux grands systèmes que sont le marché et l’Etat, car ils ne sont plus en mesure, à eux seuls, de procurer emploi, activité, dignité et estime de soi à tous. Ils revalorisent ainsi une troisième voie ou troisième logique qui est l’association en tant que démocratie citoyenne en acte. A côté (ou en opposition) de la «liberté» (marché) et de l’«égalité» (Etat), ils valorisent ainsi la «fraternité» plus éthique que représente la solidarité du vivre ensemble.
En présentant son rapport «Vivre ensemble, vivre en grand» (avril 2018), l’ancien ministre français de la Cohésion sociale Jean-Louis Borloo lançait également des questions cruciales, estimant qu’«on a remplacé les moyens publics par les annonces publiques», et qu’il y a dès lors «moins de services publics, moins de crèches, moins d’équipements sportifs, (…) moins d’accès à la culture». Ce qui l’amenait à recommander un virage à 180 degrés, en préconisant notamment de faciliter le financement des nombreuses associations – et de leurs bénévoles qui «pallient souvent la faiblesse des pouvoirs publics» – et de revaloriser le rôle et le statut des 35 000 professionnels de l’action sociale (en France). Ceci notamment en supprimant les méthodes concurrentielles du nouveau management public (notamment les appels à projets) pour leur permettre de mieux se consacrer à leur métier d’origine.
Au-delà des déclarations d’intention, quels moyens?
L’approche associative est particulièrement soutenue par le Conseil de l’Europe puisqu’elle «implique l’existence d’espaces de négociation et d’échanges fondés sur la confiance plutôt que sur un rapport de force et de concurrence»; contrairement à l’approche dissociative où un acteur «définit son cadre de connaissances et d’action uniquement par rapport à ses propres préoccupations, intérêts et besoins».
Le sociologue Michel Chauvière, directeur de recherche au CNRS, considère même les associations comme des acteurs collectifs et des baromètres de la démocratie, car elles permettent aux individus d’associer leur projet personnel à un projet commun dans ce que Jean Afchain, chercheur et militant spécialisé dans l’études des associations d’action sociale, appelle une démocratie interactive qui contient aussi une forme de contre-pouvoir.
Mais le monde politique n’est malheureusement pas enclin à la participation active de ses concitoyens, puisque la généralisation des contrats de prestation a fait passer de nombreuses associations du statut de «partenaire» à celui de «prestataire». L’argument imparable étant le fameux «qui paie commande», qui démontre bien cette marchandisation du social. Bernard Delanglade, ancien directeur régional d’une faîtière regroupant 20 000 associations à but non lucratif du secteur social, médico-social et sanitaire (Uniopss), en France, parle alors d’«une véritable confiscation, sorte d’appropriation de l’intérêt général par ceux (les pouvoirs publics) qui, désormais, s’attribueraient le monopole du bien public, le monopole de dire ce qui est bon pour la population».
Il apparaît qu’on agit toujours plus sur les conséquences, les symptômes, que sur les causes. Pourtant, différentes actions ont démontré que s’attaquer directement aux causes s’avère moins coûteux. Ainsi, aux Pays-Bas, un plan d’action pour les sans-abri a été lancé en 2005, doté d’un budget de 217 millions de dollars. Au 1er octobre 2008, le programme avait permis à près de 6500 personnes de quitter la rue et le retour financier pour la société s’élevait au double de l’investissement initial. En 2005 également, l’Etat de l’Utah (USA) a décidé de loger gratuitement les personnes sans domicile fixe. Alors que les dépenses annuelles pour subvenir à l’existence d’un sans abri étaient évaluées à 16 670 dollars, le coût d’un appartement et d’un suivi professionnel ne représentait que 11 000 dollars par an. Au Kenya, c’est une organisation à but non lucratif, «GiveDirectly», qui, en donnant l’équivalent de 500 dollars à une personne travaillant dans une carrière pour 2 dollars par jour, lui permet d’acheter une mobylette et de faire le taxi. Ce qui lui rapporte de 6 à 9 dollars par jour, et permet aussi à l’ensemble du village de se développer. Ces exemples sont tirés de l’ouvrage Utopies réalistes, de Rutger Bregman (Seuil, 2017).
En mai 2017, le gouvernement français a adopté un nouveau décret pour mieux définir le travail social qui «vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté (…) dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes. (…) [Il] s’exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes bénéficiant d’un accompagnement social» (2017-877 du 6 mai 2017). Mais au-delà des déclarations d’intention, quels moyens sont réellement mis en place? Avec quelles actions de participation? Vers quelle solidarité et quel changement social?
Dans sa conception mécanique actuelle, la «cohésion sociale» crée toujours plus de victimes. Et les travailleurs sociaux ne peuvent qu’en gérer les conséquences, ce qui leur crée également beaucoup de souffrances professionnelles. Le social est de l’ordre du relationnel: il n’est pas un terme de la relation, il est la relation elle-même. C’est une conduite, un agir, une certaine manière d’agir et de se conduire dans des rapports avec les autres, nous dit le philosophe Franck Fischbach. Mais il y a évidemment beaucoup de manières différentes d’être en relation.
Pour exemple, le sociologue Denis Laforgue relève deux types de relation: asymétrique en termes hiérarchisés ou symétrique si les personnes disposent d’un statut, d’attributs équivalents. Il distingue également deux types de vision que l’on a d’autrui: si on lui voit des capacités ou si on le considère dépendant à un haut degré des autres. Le croisement de ces quatre entrées l’amène à proposer quatre modes d’intervention auprès des individus: le travail sur autrui (pour le responsabiliser ou l’assujettir), le travail pour autrui («care» ou/et «politique de la pitié»), le travail avec autrui (quand il participe à la résolution du problème), et le travail sans autrui (quand l’acteur institutionnel est impuissant).
Etienne Rouget est travailleur social et enseignant à Genève.