Occup’ du pont du Mont-Blanc
La grève est reconduite. Mardi, en milieu d’après-midi et devant le siège de la Société des entrepreneurs suisses (SSE), les maçons genevois ont voté par acclamation la poursuite du mouvement qui les a occupés toute la journée et mis à l’arrêt la plupart des chantiers.
La grève a commencé dès potron-minet, avec une réunion sur la place des XXII cantons. Puis, dès 7h30, les ouvriers du gros œuvre se sont mis en route et ont bloqué le pont du Mont-Blanc, générant – avec la complicité de la police qui avait fait du zèle et bloqué des axes stratégiques – un chaos routier. Environ 1600 à 1800 personnes. Très déterminées. Et fâchées, notamment des menaces que la partie patronale fait peser sur la retraite à 60 ans.
«Maçons en colère»
Ceci dans un métier à la pénibilité reconnue et où les maladies professionnelles sont nombreuses et où la tendance à se débarrasser des ouvriers passé 50 ans est à la hausse. Sans parler des accidents.
«Les maçons sont en colère», résume Nico Lutz, membre du comité directeur national d’Unia et qui a fait le déplacement à Genève, après avoir suivi, la veille, la grève tessinoise où 3000 personnes ont débrayé. Le conflit des travailleurs du gros œuvre fait en effet partie d’un différend plus large au sujet du renouvellement de la Convention nationale de travail.
Acquis social
«La volonté du patronat de remettre en cause la retraite à 60 ans a été brandie depuis des mois, mais la manifestation nationale qui s’est tenue au mois de juin à Zurich a remis les pendules à l’heure», résume-t-il. En revanche, cet acquis social continue d’être utilisé comme arme pour obtenir des concessions dans un autre domaine extrêmement sensible: la flexibilisation du travail. Le but est d’augmenter de 100 à 300 le contingent du nombre d’heures qui peuvent être ajoutées à la journée de travail durant une période de beau temps. Une sorte d’annualisation partielle du temps de travail. «On aurait facilement des journées de dix à douze heures en été, lorsque les chantiers tournent à fond, dénonce M. Lutz, c’est juste inacceptable et cela se ferait au détriment de la santé des travailleurs.»
Les patrons, droits dans leurs bottes
Du côté du patronat, on ne lâche rien. «Pour moi, le débrayage de ce mardi est un aveu de faiblesse», estime Nicolas Rufener, secrétaire général de la Fédération des métiers du bâtiment (FMB). Le responsable patronal s’inscrit en faux contre les évaluations du nombre de manifestants. «Pour nous, ils n’étaient pas plus de 1000, la grève est un échec.»
Et, surtout, il qualifie «d’inintelligibles» les revendications syndicales. La question de la flexibilisation serait un faux problème, puisqu’au niveau annuel le nombre d’heures travaillées resterait le même: 2112. Et les salaires de la branche seraient plus que corrects. Quid des accusations de dumping salarial et de précarisation des travailleurs âgés qui viennent relativiser ces moyennes? «Nous avons accepté une cellule de travail pour recaser les ouvriers qui avaient perdu leur job, mais seuls deux personnes [trois selon les syndicats] ont pu être reclassées alors que 200 dossiers avaient été déposés. «En fait, dans la plupart des cas, il était tout simplement impossible de retrouver ces travailleurs partis sans laisser d’adresse.»
Pour le patron de la FMB, il faut laisser du champ aux négociations au niveau national. «Nous n’allons pas bouger au niveau cantonal, de plus en plus de nos membres estiment qu’il serait suffisant de s’aligner sur les conditions de travail de base ayant cours à Zurich.» PBh
Dumping salarial
Autre proposition patronale: inclure dans la Convention nationale de travail la possibilité de baisser de 30% certains salaires pour des personnes engagées pour des durées en dessous de quatre mois au statut dit de «stagiaire». Le secrétaire syndical dénonce également l’extension de certaines pratiques patronales qui voient des personnes être licenciées, perdre leurs acquis en termes d’annuités, et être réengagées à des minimas de la convention. «Tout cela, c’est la porte ouverte au dumping salarial, pourquoi les patrons, qui ont tout à perdre dans ce type de concurrence, ne le comprennent pas? Thierry Horner, secrétaire syndicale au SIT (Syndicat interprofessionnel de travailleuses et de travailleurs), dénonce une augmentation du recours à du personnel dit «temporaire», souvent des personnes licenciées et réengagées dans la foulée pour des missions temporaires, puis mises à la charge du chômage – donc de la collectivité publique – en attendant la prochaine mission.
Dégradation
Bref, on assiste à une dégradation globale des conditions de travail. Yves Mugny, secrétaire syndical à Unia, constate une augmentation de ce fameux travail temporaire – à des prix bradés – sur les chantiers, «avec des taux à 50% et même jusqu’à 100% sur un chantier que nous avons bloqué à Vernier».
Le cortège s’est mis en branle vers 10h30, passant par les rues Basses, la Rôtisserie – avec un arrêt et des huées devant le siège du Groupement genevois des entreprises du bâtiment et du génie civil (GGE). Il a ensuite traversé la ville jusqu’au Pont-Rouge, lieu du siège de la Fédération des métiers du bâtiment (FMB). Pour ensuite se rendre à la rue de Malatrex, devant les locaux de la Société suisse des entrepreneurs où quelque 2500 personnes, selon les syndicats, ont voté la poursuite de la lutte.
A quelques reprises, des palissades de chantier ont été endommagées par les manifestants. En revanche, la police a fait faire demi-tour à plusieurs camionnettes du second œuvre pour éviter un affrontement. Un chantier au Pont-Rouge – en activité – a vu le ton monter et certains maçons perdre patience. «La pression sur ces travailleurs est très forte», explique Alessandro Pelizzari, secrétaire régional d’Unia, ils ont reçu des lettres menaçant les grévistes de licenciement.» (voir ci-dessous). I PBH
«Si je pouvais, j’irais à la grève»
S’ils étaient quelque 1800 maçons à défiler ce mardi, débrayer n’est pas toujours une évidence. Même si les griefs sont partagés. Ce matin de grève, des militants faisaient le tour des chantiers pour appeler les ouvriers à suivre l’arrêt de travail collectif.
«Depuis vendredi, la pression a augmenté. Certaines entreprises menacent de punir les employés qui font grève», explique Camille Layat, secrétaire syndicale au Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs (SIT). Un durcissement de ton qui s’ajoute à une circulaire adressée il y a plus d’une semaine aux maçons par la section genevoise de la Société suisse des entrepreneurs (SSE). Celle-ci appelait déjà à renoncer à la grève. «Il y a toujours une possibilité de sanction, mais le meilleur moyen de l’éviter est de mobiliser le groupe», ajoute la représentante du SIT. Sur certains chantiers, c’est déjà chose faite ce jour-là: les ouvriers ne se sont pas présentés au travail ou s’apprêtent à rejoindre la mobilisation au centre ville.
En d’autres lieux, il faut encore expliquer les enjeux de la protestation et répondre aux inquiétudes individuelles. «S’ils nous virent et qu’on a deux enfants à nourrir?», interroge un ouvrier. Un autre ajoute: «Moi je suis temporaire, je prends ce qu’on me donne.» L’urgence de la lutte collective se heurte aux réalités individuelles: difficile de créer un mouvement solidaire sur ce chantier modeste, où travaillent quatre ouvriers et un chef d’équipe. La menace latente d’un licenciement tue dans l’œuf les velléités protestataires. «Si je pouvais, j’irais à la grève. Mais j’ai déjà reçu deux avertissements cette année», regrette un de nos interlocuteurs.
Reste une option, immobiliser le chantier. Ce mardi, deux secrétaires syndicales suffisent à bloquer la livraison de béton. Et sans béton, pas de travail. A l’heure où nous quittons le chantier, les ouvriers rangent leurs outils. Parmi eux, ceux qui sont syndiqués pourront prétendre à une indemnité de 170 francs, pour autant qu’ils rejoignent le mouvement en ville. Pour les autres, s’ils quittent le chantier, la journée sera perdue. Tous craignent les conséquences d’un éventuel débrayage. Maude Jaquet