Le nombre de nationaux, sujet délicat
Lorsque l’émir du Qatar, M. Tamim Ben Hamad Al-Thani, prend la parole devant l’Assemblée générale des Nations Unies à New York, en septembre 2017, son pays subit depuis trois mois l’embargo de ses voisins. Son discours frappe les esprits à Doha, non en raison du souffle de l’orateur – son ton est plutôt monocorde –, mais à cause d’une petite phrase. «Permettez-moi, en cette occasion (…), d’exprimer ma fierté à l’égard de mon peuple qatari, ainsi que des résidents multinationaux et multiculturels au Qatar», dit-il, se félicitant de la résilience collective face au blocus. Sans doute fallait-il des circonstances aussi particulières pour que Qataris et étrangers se côtoient dans un discours officiel. Mais, si elle est remarquée, cette esquisse d’union nationale reste toute rhétorique, tant les disparités de niveau de vie et de considération sociale sont abyssales entre ces deux catégories de population.
Le Qatar et les Emirats arabes unis comptent la plus forte proportion de travailleurs et de résidents étrangers du Golfe. Sur les 2 561 643 habitants décomptés en août 20181>«Monthly figures on total population», Ministère de la planification du développement et des statistiques du Qatar, 2018, bit.ly/2QGv4np, les Qataris seraient ultraminoritaires, de l’ordre de 10%. Il faut se contenter de cette approximation: l’Etat actualise sa population totale à l’habitant près chaque mois, mais le nombre précis de ses propres ressortissants est introuvable, comme s’il avait la confidentialité d’un secret absolu. «Ces données ne sont pas disponibles», nous répond le ministère de la planification et des statistiques en faisant part de ses regrets.
De 369 000 habitants en 1986, la population a augmenté exponentiellement, à mesure que des forces vives étaient importées pour accompagner le développement: 744 000 habitants en 2004, 1 699 000 en 2010. Depuis, elle a encore crû de 50%, et le déséquilibre entre nationaux et étrangers est patent: d’après le recensement de 2015, les Qataris n’occupaient que 1,75% de l’ensemble des emplois (21 592 sur 1 233 110). A cela s’ajoute un déséquilibre entre hommes et femmes (3,12 hommes pour 1 femme), peu de travailleurs immigrés étant suivis par leur famille.
«Ce n’est pas tenable à long terme, d’autant que la baisse de la natalité au sein des foyers qataris pose problème: la proportion de nationaux va continuer de reculer. Cette population ne peut assumer les ambitions d’un pays comme le Qatar», souligne Majed Mohammed Al-Ansari, professeur de sociologie politique à l’université du Qatar. Pour l’Etat, la hausse de la population est un objectif stratégique. Mais les Qataris restent farouchement opposés à l’idée d’assouplir le système d’attribution de la citoyenneté, Doha ne la concédant que dans des cas exceptionnels. Ils ne pourront faire encore longtemps l’économie d’une réflexion de fond sur leur avenir démographique, estime l’universitaire: «Certains groupes pourraient être naturalisés, des ressortissants du Conseil de coopération du Golfe ou d’autres pays arabes présents depuis les années 1960 et très insérés dans le tissu social, comme les Palestiniens [dont des sources informelles évaluent le total à 20 000].»
Il y a cependant un écueil. Naturaliser les mieux intégrés, à la rigueur; mais qu’ils bénéficient de la prodigalité de l’Etat, c’est impensable. Un Qatari en âge de se marier se voit allouer 900 m2 de terrain et un prêt sans intérêt de 1,2 million de riyals (325 000 francs suisses) pour construire sa maison. Il bénéficie d’un emploi garanti dans la fonction publique et gagne, au minimum, deux tiers de plus que ses collègues non nationaux depuis que les employés de l’Etat ont obtenu 60% de hausse de salaire (120% pour les officiers dans l’armée) en 2011, dans le sillage des révoltes arabes. S’y ajoutent un chapelet d’allocations (logement, nourriture, transport, téléphone…) et la gratuité des soins médicaux, auxquels les résidents étrangers ont pour leur part accès, moyennant une participation marginale.
Amoindrir ces privilèges pour qu’un plus grand nombre en bénéficie ne semble envisagé par personne. «Il reste deux possibilités, conclut le sociologue: soit il n’y a pas de naturalisations, soit les naturalisés sont exclus de certains droits, ce qui est injuste.» C’est pourtant le cas des quelques milliers de Bédouins naturalisés depuis le début des années 2000, parfois par tribus entières: ils ne posséderont jamais un morceau de terre qatarie.
Notes
* Paru dans Le Monde diplomatique d’octobre 2018 (article lié: «Sous blocus, la presqu’île du Qatar prend le large», bit.ly/2xTPaU6)