Donner d’une main, reprendre de l’autre
La Suisse s’est considérablement investie à l’ONU pour et sur l’Agenda 2030. Son rapport officiel sur la mise en œuvre de l’Agenda 2030 en Suisse, tel qu’il a été présenté par le Conseil fédéral à New York en juillet dernier, contredit pourtant maintenant l’engagement global du pays. Comparé à l’état des lieux produit par l’administration fédérale elle-même et aux résultats de son monitoring statistique, ce document a été redimensionné de façon scandaleuse, tout comme est scandaleux l’esprit d’autocongratulation qui l’imprègne.
Sa position ne reflète plus le contexte international et la forte dynamique qui s’est enclenchée autour de l’Agenda 2030, y compris en Suisse. Pour la société civile, qui a largement contribué aux travaux préparatoires du rapport national, la déception est grande.
Un rapport de seconde main
Le 20 juin 2018, le Conseil fédéral a adopté le rapport national1>Mise en œuvre de l’Agenda 2030 pour le développement durable par la Suisse, Rapport national 2018 de la Suisse, juin 2018, bit.ly/2oo7H5E sur la mise en œuvre de l’agenda en Suisse et l’a présenté au siège new-yorkais de l’ONU le 17 juillet 2018. Considéré comme une avancée majeure, l’agenda adopté par l’ONU en 2015 est entré en force en 2016. Il comprend 17 objectifs pour le développement durable (ODD) reliés les uns aux autres et complétés par 169 cibles concrètes. Avec lui, la communauté internationale reconnaît la nécessité d’effectuer des efforts communs importants afin d’assurer une vie décente et digne aux futures générations qui occuperont la planète. Et s’engage à les mettre en œuvre.
Alors que la Confédération avait soulevé l’espoir de la société civile helvétique avec une large consultation, un véritable engagement et l’organisation de plusieurs forums de discussions, la montagne n’a, finalement et contre toute attente, accouché que d’une maigre souris de 24 pages. Dans le rapport, chaque ODD s’accompagne d’une brève évaluation, sans que les lacunes ne soient évoquées, ni même que ne soient proposés un plan d’action, des priorités, des mesures, ou même des instruments visant à mettre en œuvre ces objectifs. La conclusion officielle n’est autre que: la Suisse est déjà très avancée en matière de développement durable.
En outre, l’Agenda 2030 se voit rétrogradé en importance. Alors que dans ses précédentes prises de position, la Confédération le considérait comme une vision et une obligation, il est ici désigné comme étant «un cadre d’orientation» et non un «cadre juridiquement contraignant». De fait, la notion de «cadre d’orientation» s’est imposée partout où, dans une première version, se trouvait la phrase: «il faut maintenant passer des paroles aux actes.» D’après les médias, c’est le nouveau ministre en charge des Affaires étrangères, Ignazio Cassis, qui aurait caviardé le rapport initial et poli l’image de la Suisse. Il est par ailleurs étonnant de constater que le rapport n’évoque pas une seule fois les droits humains, alors que nombre d’ODD sont en même temps des droits humains et que ces derniers sont bien des obligations pour le pays.
Etat des lieux et monitoring statistique
Il est d’autant plus surprenant dans ce contexte que la Confédération ait, quelques jours après la publication du rapport national, également rendu public l’état des lieux2>Mise en œuvre de l’Agenda 2030 pour le développement durable par la Suisse – Etat des lieux servant de base au rapport national de la Suisse 2018, Office fédéral du développement territorial (ARE) et Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), 20 juin 2018, pdf., un document plus exhaustif qui devait servir de base au rapport officiel et s’engage davantage que ce dernier. Un revirement sans doute dû aux pressions exercées par la société civile au travers de la Plateforme Agenda 2030 et à la discussion menée à ce sujet au sein de la Commission des Affaires extérieures du Conseil national.
Plus détaillé, plus critique et différencié, l’état des lieux propose une évaluation concrète, pour chacun des 17 ODD, de l’état de la mise en œuvre en Suisse. Sous le thème de «la cohérence des politiques en matière de développement durable», l’état des lieux propose une réflexion bien différente du rapport national. On peut ainsi y lire que «la Confédération reconnaît que la cohérence politique en matière de développement durable est une démarche importante en ce qu’elle contribue à identifier des conflits d’objectifs, à favoriser les synergies entre les différents domaines politiques, à tenir compte tout à la fois des objectifs de la politique nationale et de ceux convenus dans les accords internationaux et à maîtriser les répercussions des politiques nationales sur les autres pays». Concrètement, cela concerne notamment l’utilisation des ressources et la politique des matières premières, la place financière suisse et les flux financiers illégaux, la compatibilité entre le fait, pour les entreprises suisses, de rester concurrentielles et de respecter les standards environnementaux ainsi que les droits humains. L’évaluation de la durabilité, un instrument juridique mis de côté ces dernières années pour des raisons de coûts, ressort ainsi fortement dans l’état des lieux. La longue tradition de collaboration avec la société civile est, elle aussi, mise en exergue à plusieurs reprises. Ainsi, les prises de position des organisations issues du milieu économique, de la société civile et du monde académique sont intégrées en annexes à l’état des lieux.
Le rapport de la société civile
Autres données censées se répercuter dans le rapport national, celles récoltées dans le cadre du monitoring de l’Agenda 2030 en Suisse. Celui-ci est mené avec un outil statistique créé à cet effet – le système d’indicateurs MONET – dont les données sont gérées par l’Office fédéral de la statistique (OFS). Il constitue une base fondamentale à la fois pour le rapport officiel de la Suisse et pour l’état des lieux. Le bilan intermédiaire3>Agenda 2030 en Suisse: un premier bilan assuré par 85 indicateurs de développement durable, Office fédéral de la statistique, 10 juillet 2018, bit.ly/2MBxPIW de l’OFS contraste pourtant avec celui, auto-congratulant, du Conseil fédéral, relevant que «le monitoring de l’Agenda 2030 en Suisse témoigne d’évolutions contrastées et parfois contradictoires en regard des objectifs poursuivis.» Concernant l’ODD n°1, il n’y aurait «pas de pauvreté», pour lequel le rapport officiel retient le plein succès. L’OFS relève quant à lui que «l’indicateur «taux de pauvreté» ne montre aucune évolution significative alors que la tendance visée est à la baisse».
Parallèlement à cela, la plate-forme Agenda 2030 de la société civile a présenté son propre rapport4>La Suisse a-t-elle un développement durable?, Rapport de la plateforme Agenda 2030 de la société civile,
juillet 2018, pdf. au public le 3 juillet 2018: «La Suisse a-t-elle un développement durable? Mise en œuvre de l’Agenda 2030 du point de vue de la société civile». Alors que la plateforme comprend une quarantaine d’organisations suisses actives dans l’aide au développement, le droit du travail, les droits humains, la protection de l’environnement, le genre, la paix et une économie soutenable, son rapport est le reflet de ces différents domaines qui ont, tous, un lien avec le développement durable.
Sur 80 pages, le rapport met en avant 11 exigences communes à la société civile traduites dans autant de recommandations, ainsi que différentes contributions d’expert-e-s sur des points spécifiques de l’Agenda 2030. A côté du respect des limites planétaires et des droits humains, la plateforme demande également la mise à disposition de ressources suffisantes pour la mise en œuvre nationale et globale des ODD, un ancrage institutionnel fort pour l’Agenda 2030 au sein de l’administration fédérale, un programme de législature adapté ainsi qu’un renforcement de la cohérence politique en vue d’un développement durable, une cohérence qui concerne évidemment aussi les droits humains.
Un Agenda des droits humains
Car l’Agenda 2030 est également celui des droits humains. Ainsi, la troisième demande formulée dans le rapport de la société civile les concerne. L’Agenda 2030 doit être mis en œuvre en conformité avec les droits fondamentaux et les conventions internationales relatives aux droits humains. La Suisse est donc tributaire du droit international et tenue de rendre des comptes. Pour chaque élément concret, tels que l’égalité des personnes présentant un handicap, la politique extérieure ou même la fiscalité, le rapport de la société civile – qui énonce les caps qui s’imposent – se base sur les obligations internationales de la Suisse en matière de droits humains. Le chapitre concernant la cohérence des politiques se termine de fait sur ces mots: «L’Agenda 2030 se fonde sur des obligations dictées par les droits humains et les droits environnementaux. Aussi la Suisse doit-elle s’appuyer, pour sa mise en œuvre de l’Agenda 2030, sur les droits fondamentaux et les engagements pris au niveau international, en liant étroitement les procédures de rapports les unes avec les autres.»
Au final, les composantes contraignantes de l’Agenda 2030 ne sauraient être noyées sous la vague dénomination de «cadre d’orientation», comme le suggère le rapport officiel. C’est bien l’état des lieux et non le rapport officiel qui nous rappelle ce qui est également clair pour l’administration fédérale: l’Agenda 2030 doit toujours être compris comme un agenda des droits humains aussi et ces droits humains composent des obligations internationales.
Notes
* Matthias Hui coordonne la Plateforme des ONG suisses pour les droits humains et participe au nom de l’association humanrights.ch à la Plateforme pour l’agenda 2030. Une version longue du texte, en allemand, a été publiée sur le site de humanrights.ch. Traduction et adaptation d’Isabelle Michaud, chargée de la version française de la Plateforme d’information humanrights.ch