Colombie: les traces de la guerre
La Colombie peine à se débarrasser de son épouvantable réputation. Pourtant, au-delà de la violence, du trafic de drogue et de ses inégalités sociales, le pays mérite d’être mieux connu: il dispose notamment d’une biodiversité exceptionnelle, d’immenses ressources naturelles et d’une riche palette culturelle. Sa population est le fruit d’innombrables métissages entre populations indigènes, colons espagnols, esclaves d’origine africaine et immigrés plus récents. La Colombie séduit tant par ses paysages paradisiaques que par la gentillesse de ses habitants, comme si ceux-ci avaient un besoin vital de rappeler la douceur possible d’un pays que le monde a longtemps cru damné.
Environ 14% la population colombienne a subi des déplacements forcés
La situation sanitaire du pays est à l’image de cette description générale: ambivalente. Alors que la quasi-totalité des habitants sont assurés par le système national de santé, près de la moitié d’entre eux sont subventionnés pour l’assurance de base. Les assurances complémentaires concernent quant à elles moins de 3% de la population. Concernant plus particulièrement la santé mentale, en 2013, le parlement colombien a voté une nouvelle loi qui «garantit le droit à la santé mentale pour toute la population colombienne – en priorité pour les enfants et les adolescents –, à travers la promotion de la santé mentale, la prévention des troubles psychiques, les soins intégraux et intégrés en santé mentale dans le cadre du Système général de sécurité sociale en santé.
La dernière enquête nationale sur le sujet, publiée en 2015, montre toutefois que du chemin reste à faire pour remplir ces objectifs. Parmi les éléments marquants de cette étude, relevons:
• Les différences régionales face aux difficultés psychiques. Les habitants de la côte caraïbe présentent par exemple moins de troubles psychiques que les autres (entre 2 et 4 fois moins que la moyenne nationale). D’aucuns y voient un style de vie, malgré une grande pauvreté, plus propice à la santé psychique. D’autres y décèlent les bienfaits d’une solidarité que la précarité économique, justement, rend particulièrement nécessaire. D’autres encore, au contraire, mettent en exergue l’analphabétisme médical d’une population qui ira moins qu’ailleurs consulter en cas de difficultés psychiques. Mais dans la région pacifique, elle aussi très pauvre, et où les moyens de transport sont parfois extrêmement limités, les taux de troubles psychiques sont plus élevés que la moyenne nationale colombienne. Pour comprendre cette particularité colombienne, d’autres études seraient nécessaires.
• Un déficit d’empathie. La majorité de la population présente un manque important d’empathie envers autrui. Dans un pays où le conflit a longtemps fait partie, de près ou de loin, du quotidien de tous, deux tiers des personnes considèrent que la paix n’est pas d’abord associée à l’absence de violence (seules un tiers des personnes interrogées font cette association), mais à la possibilité de vivre ensemble à l’intérieur de la société. A ce stade, les recherches n’ont pas fourni d’explications satisfaisantes à propos de ces résultats inquiétants. Mais une chose est sûre: une violence institutionnelle et conjoncturelle généralisée sur plusieurs générations n’est pas sans marquer profondément le psychisme des gens et l’inconscient collectif d’un pays.
• Les enfants enfin pris en compte. Pour la première fois, les chercheurs ont tenu compte de la santé mentale des enfants de 7 à 11 ans et révèlent que près de 45% d’entre eux ressentent des difficultés ou des troubles psychiques. Les problèmes les plus fréquents sont le déficit de l’attention, l’anxiété liée à la séparation et l’anxiété généralisée. Environ 12% des enfants de 7 à 11 ans ont été exposés à un évènement traumatisant. Parmi eux, près de la moitié présente au moins un symptôme de stress post-traumatique. En ce qui concerne les situations familiales, 12% des enfants vivent sans leurs parents.
• Les troubles psychiques des adolescents. Parmi les 12-17 ans, la proportion d’adolescents souffrant de troubles psychiques s’élève à 12%. En tête, les troubles alimentaires (9%) et la consommation excessive d’alcool (5%). Près de 30% des adolescents ont été exposés à une expérience potentiellement traumatisante. Environ 14% de la population colombienne a subi des déplacements forcés liés à la violence armée. Or les enfants déplacés de 5 à 15 ans ont trois fois plus de troubles psychiques que les autres enfants.
• La santé mentale des adultes. Quelque 10% des adultes souffrent de troubles psychiques, principalement des troubles anxieux, des dépressions et des psychoses. L’immense majorité des adultes ont une activité lucrative, mais plus de la moitié d’entre eux travaillent sans contrat et moins d’un quart ont un CDI. Cette grande instabilité pèse lourdement sur les familles et en particulier sur les personnes déjà fragiles sur le plan psychique.
Le directeur de cette enquête nationale, le professeur Carlos Gómez-Restrepo, estime que le système de santé colombien doit encore améliorer l’accès aux soins pour les personnes vivant avec une maladie psychique. «Une faible proportion de personnes souffrant de troubles mentaux recherche de l’aide», souligne-t-il. «Il y aurait besoin d’équipes communautaires (…) qui sillonnent les zones où l’accès aux soins est très compliqué. Ces zones devraient pouvoir compter sur des psychiatres, des psychologues et des travailleurs sociaux.» Dans ce même sens, Médecins sans frontières (MSF), dans un rapport de juin 2013, a mis en exergue les souffrances psychiques liées aux traumatismes de guerre. Souffrances d’autant moins visibles que les régions les plus marquées par le conflit se situent dans des zones périphériques extrêmement pauvres, où l’Etat – et donc ses deniers – est peu présent.
Une paix relative
Rappelons que le pays sort à peine de 52 ans de guerre civile – le plus long conflit au monde à ce jour – entre guérillas marxistes, groupes paramilitaires et armée régulière. Cette guerre a fait 260 000 morts, 60 000 disparus et près de 7 millions de déplacés.
L’organisme étatique Unidas para las Víctimas a enregistré plus de 20 000 cas d’abus sexuels liés au conflit armé entre 1985 et aujourd’hui. Anne Sylvie Linder, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), indique que beaucoup de victimes de ces violences sexuelles ont signalé des proches ayant subi les mêmes sévices. «Il s’agit d’un phénomène récurrent et transgénérationnel, en raison d’une part de la persistance du conflit armé dans le pays, mais aussi parce que cette pratique a lieu hors du cadre de la violence armée», ajoute-t-elle.
Les cicatrices invisibles laissées par le conflit risquent également d’engendrer de la violence en temps de paix. C’est une préoccupation pour le CICR qui, en octobre 2016, a appelé le gouvernement à ne pas oublier la santé mentale des victimes qui «portent également les cicatrices de la violence dans leur tête». Mais la ligne entre victimes et bourreaux n’est pas toujours claire. L’Agence colombienne pour la réintégration (ACR) aide les anciens combattants à réintégrer la vie civile. Dans ce processus, une courte thérapie est incluse. Joshua Mitrotti, son directeur, indique que neuf personnes suivies sur dix sont affectées sur le plan psychique: stress post-traumatique, dépendances à l’alcool et aux drogues, difficultés à contrôler ses impulsions et anxiété.
Dans l’accord de paix signé le 24 novembre 2016 entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), quelques lignes sont consacrées aux «moyens de récupération émotionnelle» pour les victimes du conflit. Pour contribuer à «alléger les souffrances des victimes», le gouvernement s’engage à «améliorer la qualité de l’attention psychosociale» et à «renforcer les services de santé mentale». Mais MSF, dans un nouveau rapport, dénonce déjà le vide créé par la reddition des FARC: «La présence et l’influence croissante d’organisations criminelles et d’autres groupes armés causent un grand nombre de menaces, d’assassinats ciblés (…), de harcèlements, d’extorsions (…). Ce genre de violence a un impact évident sur la santé physique et mentale des populations (…)», alerte Juan Matías Gil, chef de mission pour MSF en Colombie.
Rien n’est donc joué, et les accords de paix ne sont que le début d’un processus qui s’étendra certainement sur plusieurs générations. Sans nul doute, des organisations comme le CICR ou MSF sauront rappeler à l’Etat ses promesses et continuer à se faire porte-parole des plus vulnérables.
La fin des guerres civiles?
Depuis l’indépendance en 1830, mises à part les années 1902 à 1948, la Colombie n’a connu aucune période de plus de quinze ans sans guerre civile (conservateurs contre et libéraux; puis, dès les années 1960, guérillas marxistes contre groupes paramilitaires et forces armées officielles, auxquelles se sont ajoutés, depuis les années 1980, les narcotrafiquants).
> 2 octobre 2016: le peuple refuse, à 50,2%, le premier accord entre le gouvernement et les FARC. Si l’immense majorité des Colombiens souhaitent la paix, tous ne sont pas d’accord sur les moyens de l’obtenir.
> 7 octobre 2016: le président Juan Manuel Santos reçoit le Prix Nobel de la paix pour son travail de négociations avec les FARC.
> 24 novembre 2016: les accords finaux sont ratifiés par le gouvernement et les FARC. MBD
* Articles (et tableau) parus dans Diagonales n°123, mai-juin 2018, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique, www.graap.ch