Ces images qui formatent notre regard

Ces images qui formatent notre regard
Décod'image

Ces deux affichages de rue ont causé de grands remous il y a près de vingt ans. D’un côté Claudia Schiffer en Barbie, dont les jambes ont été allongées par des talons, mais aussi par une opération de «chirurgie numérique» dont on ne se rend pas compte au premier regard. On se rappelle La Grande Odalisque d’Ingres et son dos impossible. Au Musée national de Stockholm, un atelier proposé au public explorait d’ailleurs «les corps impossibles» de l’art. De fait, en Allemagne, des étudiant-e-s avaient apporté des articles sur «Cyber Claudia dont le ventre creux ne peut pas même abriter un foie»1>Süddeutsche Zeitung, 13 décembre 2000, p. 17.. Nous sommes en effet face à une créature quasi virtuelle à force de retouches, dont l’image fut arrachée – parfois revendue – en 2000, tandis que d’autres appelaient au boycott de la marque.

L’autre silhouette est solide. Lors de leur conférence sur «Ces femmes affichées qui ont choqué», Brigitte Grass et Coranda Pierrehumbert de la Bibliothèque de Genève estimaient que nous sommes ici face à une femme «normale» de notre quotidien, sans maquillage. Ses cheveux ne sont pas retravaillés à la Brigitte Bardot. Son image n’est pas retouchée au point de ressembler à une extraterrestre. Ce clin d’œil à H&M avec une femme qui semble plus réelle annonçait l’exposition «Heureux. La promesse de la publicité». Elle sera sprayée, barbouillée, salie avec des expressions injurieuses. Suivra une autre version, créée par des élèves, avec la même femme habillée en pilote automobile, qui ne fera pas réagir.

Ces images qui formatent notre regard 1

On peut refaire l’expérience en atelier. Entre un portrait retouché ou plus naturel de Roger Federer ou de Monica Bellucci, les réactions sont nettes et vives: le moins glamourisé est considéré «moche». Force est de constater que le flux continu d’images stéréotypées vues (in)consciemment à la télévision, dans la presse, au cinéma et sur Internet modèlent profondément nos goûts, même si l’alchimie d’une relation est plus complexe et ne se résume pas à une histoire d’apparences. Le naturel nous gêne-t-il par son aspect intime, tandis que les créatures «repeintes» à l’ordinateur nous offrent une distance mythologique rassurante? L’histoire du Déjeuner sur l’herbe se répète-t-elle?

Nous nous déclarons en faveur de la diversité et du choix, mais tant au niveau des corps étalés dans nos médias que pour les fruits et légumes de nos étals, nous assistons à une perte aiguë de variété. En France ou en Suisse, des publicités en faveur des concombres et les pommes biscornues2>https://lareclame.fr/101419-legumes-moches-intermarche et www.coop.ch/fr/labels/uenique.html jouaient d’ailleurs sur l’aspect «moche» de ces créations de la Nature.

A tout âge, on peut se sentir tiraillé-e entre être unique et en même temps suffisamment semblable à un modèle médiatisé pour exister aux yeux d’un groupe. A force de voir et manger calibré dans un monde de miroirs, de people et de selfies, assumer ses particularités devient un exercice, qui nécessite de se vivre davantage de l’intérieur plutôt qu’à travers un regard jugeant et aliéné sur soi-même.

Notes[+]

Au fil de l’été, retrouvez chaque mardi la série «décod’image».

* Médiatrice socioculturelle et responsable de projets à la fondation images et société, www.imagesetsociete.org

Eva Saro

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mardi 3 juillet 2018

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