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Dépasser le PIB, une nécessité

Indicateur biaisé, le Produit intérieur brut (PIB) est toujours privilégié par les gouvernements et les institutions. Pourtant, les initiatives se multiplient depuis des décennies pour «mieux mesurer» la richesse des nations: indice de développement humain, progrès véritable, santé sociale, bonheur brut, empreinte écologique….
René Longet: «Associer dans une même formule l’empreinte écologique et la qualité de vie sur un territoire: un vaste chantier qu’il serait nécessaire d’ouvrir rapidement.» PIXABAY/CC0
Économie

Toute société a besoin d’indicateurs, de points de référence: données démographiques, taux de prélèvement fiscal, taux d’emploi… Ces indicateurs sont à la base des débats, des décisions économiques et politiques et participent de l’image de soi. Parmi les indicateurs structurants: le PIB, Produit intérieur brut. Son principe est simple: on additionne tous les mouvements financiers, indépendamment de ce qu’ils recouvrent – une invention bénéfique tout comme un accident. Et on occulte tout ce qui n’est pas monétarisé: le travail bénévole au sein de la famille, l’engagement associatif, le lien social, la qualité de vie, la production non marchande, les contributions des écosystèmes, etc. Enfin, on ignore les stocks et la répartition, un peu comme une comptabilité d’entreprise qui se limiterait aux mouvements de l’année en oubliant le bilan!

Comment un indice aussi incomplet, aussi peu apte à représenter la bonne santé d’un territoire et d’une population, aux lacunes connues depuis belle lurette 1>Cf. Sabine Estier, «Bonheur national brut: dépasser le dogme de la croissance», Le Temps, 11 avril 2018, peut-il continuer à être la référence quasi unique du classement des nations? Président de la Commission d’experts constituée en France voici dix ans sur la «mesure de la performance économique et du progrès social» 2>www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/094000427.pdf, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz relate: «nous avons été unanimes à conclure que le PIB était une mauvaise mesure et une source potentielle d’erreurs graves». 3>Stiglitz Joseph E., Le Prix de l’inégalité, Coll. Babel n°1228, Les liens qui libèrent, Paris, 2012 Et l’économiste belge Paul Jorion de renchérir: «un PIB en pleine forme peut être l’indice d’une accélération du processus destructeur». 4>Jorion Paul, Misère de la pensée économique, Coll. Champs n°1143, Flammarion, Paris, 2015 Il est temps de passer à autre chose.

Correctifs pour compléter le PIB

Au fil des dernières décennies, de nombreux correctifs ont été développés. Lancé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans les années 1990 sur la base notamment des travaux sur les capabilités5>Soit les droits (économiques, culturels, sociaux, politiques) qu’un être humain est en mesure d’actualiser dans son projet de vie. d’un autre prix Nobel d’économie, Amartya Sen, l’Indice de développement humain, IDH, apporte un premier correctif en pondérant le PIB par le taux d’alphabétisation et l’espérance de vie. «Créé pour souligner que ce sont les personnes et leurs capacités qui devraient constituer le critère ultime pour évaluer le développement d’un pays et non la seule croissance économique, l’IDH (…) est une mesure sommaire du niveau moyen atteint dans des dimensions clés du développement humain: vivre une vie longue et en bonne santé, acquérir des connaissances et jouir d’un niveau de vie décent.»6>«Rapport sur le développement humain 2016», PNUD.

D’autres indices ont été proposés, comme un Indicateur de progrès véritable, qui ajoute au PIB les activités non monétaires et en retranche les dommages sociaux et environnementaux7>«L’IPV, indicateur de progrès véritable», bit.ly/2KTsvLD; ou, en France, un Indice de santé sociale, ISS8>«L’indicateur de santé sociale (ISS)», bit.ly/2L3hzLu, couvrant 16 paramètres et géré par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Un Indice de progrès social classe depuis 2009 les pays en fonction de 50 indicateurs.

Après avoir travaillé sur des indicateurs de qualité de vie, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a créé en 2011 un Indicateur du vivre mieux, fondé sur 11 critères dont le logement, le revenu, l’emploi, les liens sociaux, l’environnement, l’engagement citoyen ou encore l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. D’autres approches mesurent la rationalité énergétique, l’intensité en matières ou en surfaces des activités humaines. Tous montrent des écarts significatifs avec le PIB.

L’Association des régions de France a retenu en 2012 comme indicateurs principaux l’IDH, l’ISS et l’empreinte écologique9>www.strategie.gouv.fr/actualites/indicateurs-de-developpement-durable; la France dispose par ailleurs depuis avril 2015 d’une loi sur les nouveaux indicateurs de richesse, qui demande un rapport de situation annuel10www.gouvernement.fr/10-nouveaux-indicateurs-de-richesse-3137. Le choix du gouvernement du Bhoutan de documenter un Indice du bonheur national brut attire l’attention. Soulignons qu’il ne saurait s’agir de la satisfaction égocentrique de tout ce qui semble désirable, mais d’un équilibre entre le bonheur individuel et le bonheur collectif, entre la société humaine et son substrat naturel. 9 dimensions sont suivies en fonction de 33 indicateurs.11>«A compass towards a just and harmonious society», bit.ly/2kwAhjr

Enfin, en 1997, la Commission mondiale du développement durable, devenue depuis Forum politique de haut niveau sur le développement durable, a proposé à l’Assemblée générale des Nations Unies 134 indicateurs de développement durable (ramenés à 58 en 2001).

En Suisse, l’Office fédéral de statistique (OFS) a établi en 2003 le cadre de référence national pour la mesure de la durabilité. Concernant le PIB, il souligne que ce dernier «mesure la richesse (valeur ajoutée) qui a été créée par l’activité économique sur le territoire national. Le PIB n’est cependant pas un indicateur du bien-être d’une société. Afin de donner une vision plus complète des performances de la Suisse dans les domaines sociétaux, environnementaux et économiques, un système d’indicateurs a été mis sur pied par l’OFS» sous forme de 44 indicateurs complémentaires au PIB.

Les objectifs de développement durable, une réponse?

On constate toutefois qu’aucune de ces batteries d’indicateurs n’a pu ni su détrôner le PIB. Une des raisons est clairement le nombre important de critères retenus; la grande force du PIB est son unicité. Lui adjoindre divers types de correctifs se révèle difficilement maniable, car il faut constamment le pondérer avec les valeurs complémentaires choisies, ce qui dans le quotidien est très peu pratique. Seul un indicateur lui aussi unique permettrait de le dépasser.

Adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies fin septembre 2015, l’Agenda 2030 définit 17 Objectifs de développement durable (ODD) déclinés en 169 cibles. 232 indicateurs ont par la suite été retenus pour leur suivi. Présenté dans l’Agenda 2030 comme «intégrés et indissociables», ils forment un tout qui doit être vu dans ses interactions et complémentarités, au sens de l’approche systémique propre au développement durable.

Il s’agissait là de la suite donnée à une des conclusions de la Conférence des Nations Unies pour le développement durable de juin 2012, à savoir «d’adopter des mesures plus larges du progrès, en complément du produit intérieur brut (PIB)». Symétriquement, la Conférence invitait, «en particulier s’agissant des entreprises cotées et des grandes entreprises, à étudier la possibilité d’insérer dans leurs rapports périodiques des informations sur la soutenabilité de leurs activités»12>«L’avenir que nous voulons», § 38, 47. Ce dernier point traduit la nécessité de passer de la seule shareholder value [maximisation de la valeur actionnariale] à la stakeholder value [approche partenariale] afin d’aligner rentabilité écologique, financière et sociale.13>B-Corp, Benefit Corporation

Contrairement aux huit Objectifs du millénaire pour le développement conçus en petit cercle, les ODD ont fait l’objet de larges consultations ayant impliqué 8 millions de personnes dans plus de 70 Etats. En termes de contenus, on passe du développement au développement durable, du Sud à l’universalité; on ne se limite pas à la sphère étatique mais on interpelle l’ensemble des acteurs. Les ODD viennent à point nommé pour rappeler de manière très concrète les exigences du développement durable et en constituent la déclinaison thématique la plus actuelle. Mais, là aussi, le nombre d’indicateurs joue en faveur du PIB, qui ne pourra jamais être concurrencé par un référentiel aussi complexe.

Et l’empreinte écologique?

«L’empreinte écologique mesure la consommation de ressources naturelles et de prestations de la nature et l’exprime en unité de surface («hectares globaux») qui serait nécessaire à la production de ces ressources et prestations. L’empreinte écologique montre quelle surface écologiquement productive est requise pour qu’une région, un pays ou l’humanité tout entière puisse couvrir ses besoins et neutraliser ses déchets», nous dit l’OFS.

L’Office de la statistique poursuit: «la consommation suisse par personne est 3,3 fois plus grande que les prestations et ressources environnementales globales disponibles par personne». Et conclut: «ce mode de vie est uniquement possible grâce à l’importation de ressources naturelles ainsi qu’en exploitant des biens communs globaux (comme l’atmosphère). Nous vivons donc au dépens des générations futures et d’autres régions du globe».

De nombreux territoires utilisent ainsi, et parfois depuis longtemps, des ressources provenant d’autres territoires, ce qui pour la Suisse n’est pas une surprise, ni une nouveauté. Et qui ne posait pas de problèmes particuliers aussi longtemps que ces territoires excédentaires étaient en nombre suffisant. C’est précisément ce qui n’est plus le cas, comme l’illustre le Jour du dépassement de la capacité de charge de la Planète, survenu en 2017 début août, contre début septembre en dix ans plus tôt.

Depuis une bonne génération donc, nous fondons notre façon de vivre sur des ressources non renouvelables et exploitons celles qui le sont au-delà de leur renouvelabilité. Publié tous les deux ans, le Rapport Planète vivante fournit une saisissante synthèse des situations globales et régionales24. Développée dans les années 1990 à l’EPFZ, la vision d’une Société à 2000 W à l’horizon 2050 prévoit en bonne logique une réduction de la consommation d’énergie d’un facteur 3, les énergies renouvelables assumant les trois-quarts de la demande subsistante (actuellement 22%).

L’empreinte écologique semble ainsi un indicateur plus au cœur de ce qui doit être pris en compte aujourd’hui. Il reste par contre muet quant à la qualité de vie et l’accès aux capabilités par les habitant-e-s des territoires concernés. Il s’agira ainsi associer dans une même formule l’empreinte écologique et la qualité de vie sur un territoire. Vaste chantier qu’il serait nécessaire d’ouvrir rapidement et qui mériterait bien un large appel à projet. Qui s’y lance?

* Expert en développement durable.

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