Un air de déjà-vu
En lisant la légende du dessin de Vincent en page 2 du Courrier du 6 avril («Grèves: les cheminots prennent les Français en otages!»), j’ai d’abord cru m’être trompé de journal. La grève assimilée à une prise d’otages? Voilà qui ne surprendrait pas dans les colonnes de bien des journaux romands. Mais ce n’est pas le discours que j’attendais du Courrier.
Et puis j’ai vu le point d’exclamation, j’ai compris qu’il fallait le prendre comme un «point d’ironie», et j’allais en rester là… Pourtant, dans le fond, ne touche-t-on pas ici à un sujet qui mérite réflexion?
La tradition de notre beau pays veut que l’on se gausse de la propension française à user (et abuser?) du droit de grève. Entre cela et les jours de congé pléthoriques, et les trente-cinq heures, et les avantages sociaux en tous genres, il y a de quoi brosser le portrait d’un pays d’assistés, de feignants et de revendicateurs. Ce que ne se prive pas de faire un certain humour bien de chez nous. Et il n’y a peut-être pas loin de l’humour à ce que beaucoup d’entre nous pensent vraiment.
Pour tempérer cette vision un peu rapide, rappelons-nous quelques éléments que l’on n’a pas toujours à l’esprit.
Sans entrer dans les détails des réformes planifiées par M. Macron, n’oublions pas qu’elles comprennent la suppression du statut de cheminot, un statut intimement lié au développement de la France depuis un siècle et demi, et qui renvoie à l’identité même de ce pays. N’oublions pas que ces réformes préparent le terrain à une privatisation pure et simple, d’ailleurs déjà entamée. N’oublions pas non plus que ce même M. Macron, alors ministre des Finances du président Hollande, avait reconduit en avril 2015 le pont d’or ménagé par le président Sarkozy aux sociétés privées qui exploitent les autoroutes françaises. Des autoroutes construites avec l’argent des contribuables et cédées à vil prix, juste au moment où elles devenaient rentables, à un cartel d’entreprises du BTP, lequel s’est empressé de supprimer 6000 emplois, augmente régulièrement le prix des péages et distribue un milliard et demi d’euros chaque année à ses actionnaires .
Cette «opération autoroutes» a suscité l’admiration de la droite ultralibérale jusqu’en Suisse: quel magnifique siphonnage! Non seulement on a fait payer à l’Etat la construction de l’outil qui va permettre aux capitalistes de toucher leurs dividendes, non seulement on l’a acheté ensuite à la moitié de son prix, mais encore on continue, ad aeternam, à rançonner un public captif bien obligé de l’utiliser. Pensons-y lors de nos prochaines vacances, en glissant docilement nos tickets dans la machine…
Or, après la route, c’est bien le même genre de martingale qui se met en place pour le rail. La SNCF s’est mise 50 milliards d’euros de dettes sur le dos en construisant des lignes TGV prestigieuses, tout en laissant se dégrader le réseau TER qu’utilisent quotidiennement les citoyens. Aujourd’hui, le gouvernement proclame qu’une telle dette ne peut être résorbée qu’en mettant fin à ce qu’il appelle les privilèges des cheminots. Des gens qui gagnent jusqu’à 2000 euros par mois, au prétexte d’avoir des horaires pourris et de travailler dehors par tous les temps! Rendez-vous compte!
Une fois le dégraissage effectué, viendra le temps de la privatisation, et alors, place aux bénéfices. Mais la collectivité n’en verra pas la couleur.
Cela, les cheminots le sentent bien. Placés qu’ils sont entre le marteau et l’enclume, ils n’ont d’autre moyen que d’alerter la population en usant de leur droit de grève. En face d’eux, le gouvernement «droite et gauche en même temps» ne cède pas un pouce et ne négocie rien, attendant patiemment que les citoyens se retournent eux aussi contre le personnel de la SNCF. Que de déjà vu dans tout cela! Dans leurs tombes, Reagan et Thatcher doivent frissonner d’aise. La relève est là!
Tiens, au fait, qui donc prend les Français en otages?
*Bernard Pinget, Genève