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Brésil: la santé, marché lucratif pour certains ou droit pour tous ?

À votre santé!

Le Brésil est un pays-continent plein de contradictions. Il reste l’un des plus inégalitaires d’Amérique latine. Il suffit de rappeler que 1% des propriétaires terriens possèdent 45% des terres cultivables et que de très nombreux paysans doivent louer des terres, saison après saison, pour nourrir leur famille. En terme de santé, les inégalités restent criantes en 2018, même si la Constitution de 1988, base de la création du Système Unique de Santé (SUS), défend l’idée d’une accessibilité universelle et gratuite.

Dans les faits, pendant ces trente dernières années s’est développée une médecine privée, plutôt performante, mais surtout lucrative et l’immense majorité des facultés de médecine publiques ou privées se trouvent dans les états du Sud-Est (entre Sao Polo et Porto Allegre). L’accès aux études de médecine est très élitiste (dans une université privée, il n’est pas rare que l’écolage s’élève à 3000 dollars par mois!) et la formation est davantage axée sur les spécialités que sur la médecine de famille et les cours de santé publique sont encore plus rachitiques que dans nos facultés européennes.

De plus, les médias magnifient les gestes techniques (et la chirurgie plastique) à tel point que, dans les cliniques privées, 80% des naissances se font par césarienne, ce qui fait du Brésil un des pays au taux de césarienne le plus élevé du monde. Les années de gouvernement de Lula, marquées tout de même par une sortie de l’extrême pauvreté de près de 20 millions de Brésiliens, d’une réduction massive de l’analphabétisme et d’un accès facilité aux études secondaires, n’ont pas réussi à résoudre ces absurdités médicales. Elles ont même permis à plus de monde d’accéder à des mutuelles ou même à des assurances totalement privées permettant de se faire soigner ailleurs que dans les services du SUS, qui sont restés très basiques et laissant de nombreuses municipalités sans médecins.

C’est ce constat qui a poussé Dilma Rouseff (présidente élue en 2011 et réélue en 2014) à créer le Programme «Mais Médicos» («Plus de Médecins») en 2013. C’est ainsi que plus de 18 000 médecins ont été engagés par l’Etat Fédéral pour couvrir plus de 4000 municipalités de tout le pays, en particulier dans le Nord-Est et le Centre. Plus de 70 millions de personnes ont bénéficié de ces médecins de famille. Comme très peu de médecins brésiliens ont répondu à l’appel, l’offre s’est ouverte sur le plan international avec l’appui de l’OMS. Plus de 10 000 Cubains sont arrivés entre 2013 et 2014, semant l’ire des médecins et de toute la droite brésilienne qui ont essayé de combattre le programme sur le plan légal.

Mais ce sont aussi quelque 2000 autres étrangers qui se sont engagés dans ce programme, dont un Suisse que j’ai pu visiter, en marge du Forum Social Mondial (FSM). Il a été placé, comme tant d’autres, dans un quartier pauvre en l’occurrence près de Salvador de Baya, à la tête d’une petite équipe prenant en charge les maladies courantes et faisant un remarquable travail de promotion de la santé, de prévention (avec un programme d’immunisation très complet et efficient), de suivi des patients atteints de maladie chronique avec même des visites domiciliaires. Depuis 5 ans, il parcourt ce quartier, où avant, la plupart du temps, aucun médecin n’osait entrer ou venait de manière très ­épisodique.

Ce programme a été salué en 2016 par l’OMS et l’UNICEF mais est maintenant menacé depuis l’arrivée au pouvoir de M. Temer après le coup d’Etat parlementaire scandaleux qui a chassé Dilma Rouseff de la présidence. Il a déjà diminué le nombre de médecins cubains de 3000 sans les remplacer par des médecins brésiliens, et a coupé les salaires de nombreux autres médecins étrangers. Notre jeune médecin suisse n’a pu poursuivre son travail que parce que la municipalité a continué à le payer depuis juillet 2017, même si son salaire a baissé de 40%!

Par ailleurs, l’Etat fédéral, sous l’impulsion de son président, a gelé tout nouveau poste, ce qui a, entre autres, freiné la création de facultés de médecine à l’intérieur du pays, avec le développement de filières pour la «Médecine familiale», base de la philosophie du programme «Mais Médicos» et qui devait permettre de remplacer d’ici 2022 ou 2023 les nombreux médecins cubains. C’est une nette régression d’accessibilité aux soins pour les personnes déjà souvent marginalisées. Et la droite ne veut plus lâcher le pouvoir, et devant le risque d’un retour de Lula au pouvoir aux élections d’octobre 2018, lui qui est crédité de deux fois plus d’intentions de vote que son poursuivant le plus proche, elle cherche à le criminaliser et à le rendre inéligible. Les sociétés de médecine brésilienne ont choisi leur camp: celui du marché lucratif plutôt que celui de la santé pour tous.
Cette réalité mérite réflexion, alors que chez nous, le système de santé est aussi sous pression: saurons-nous faire le choix inverse?

Pédiatre FMH et membre du comité E-Changer, ONG suisse romande de coopération.

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lundi 8 janvier 2018

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