Destinées de la musique classique
Si la musique classique est un sujet rarement abordé par nos grands médias, les derniers mois auront été une notable exception: au début décembre 2017, le gouvernement neuchâtelois annonçait son intention de fermer sa Haute Ecole de musique (HEM), provoquant une véritable onde de choc; les réactions passionnées – parfois aussi, hélas, les jugements blessants – ont jailli dès lors de toutes parts, démontrant (si besoin était) un large déficit de compréhension de la part du plus vaste public. Nous choisirons ici d’en voir le côté positif: la possibilité qui est donnée aujourd’hui aux musiciens de s’expliquer sur leur manière de vivre, d’inviter même le public à découvrir une profession qui, sur le fond, a toutes les raisons de faire rêver.
Le sort du site neuchâtelois de la HEM romande sera sans doute bientôt scellé, positivement ou non. Mais les problèmes de fond de la formation musicale professionnelle dans notre pays n’auront pas disparu pour autant; et il est probable que d’autres périodes difficiles apparaissent, selon la conjoncture globale de notre économie et de nos finances publiques.
Or, pour que les prochaines décisions puissent être prises de la manière la plus opportune, il convient d’avoir à l’esprit quelques fondamentaux; tout d’abord, il faut relever que la culture dans son ensemble, en Suisse, est plus le fait des communes, éventuellement des cantons, que de l’Etat fédéral.
Ce dernier (malgré l’exception que constitue le cinéma) n’intervient pas de manière significative pour ce qui concerne la production. La musique ne déroge certainement pas à la règle: orchestres, opéras et festivals sont essentiellement soutenus par les efforts des villes. Cette organisation est à l’opposé diamétral du système pratiqué notamment par nos voisins français, où l’Etat central est le partenaire principal – la conséquence est connue: avec les difficultés budgétaires actuelles, nombre de saisons, de festivals ou d’ensembles musicaux ont subi une réduction drastique de leurs activités, lorsqu’ils n’ont pas disparu purement et simplement.
Le modèle helvétique semble mieux résister jusqu’ici, puisque les collectivités locales sont elles-mêmes les bénéficiaires finales de l’investissement qu’elles consentent, et dont elles conservent la maîtrise. Sans doute convient-il de s’en réjouir. Il est toutefois un domaine où ce mécanisme protecteur ne fonctionne pas: celui de la formation.
La reconnaissance internationale des diplômes
Pour qu’un opéra, un orchestre ou un chœur obtiennent la reconnaissance dont ils ont besoin, il faut surtout que le public et la critique soient satisfaits. Et si un média étranger s’y intéresse – par exemple lorsqu’il arrive à Arte de diffuser un concert d’un ensemble suisse –, on peut considérer cela comme une gloire particulière qui vient s’ajouter, mais que personne, fondamentalement, n’exige. Les choses sont très différentes pour une école professionnelle de musique, pour laquelle l’«employabilité» des diplômés est le critère essentiel: il faut que ces derniers obtiennent des places comme membres d’orchestres renommés, voire qu’ils brillent dans les concours internationaux. Or, pour être invités à ce genre de compétition, des diplômes bien reconnus sont une nécessité pour ainsi dire incontournable.
Dans ce contexte, la situation actuelle des écoles suisses est tout à fait réjouissante: alors que les titres délivrés par nos Conservatoires, jusqu’en 2008, ne bénéficiaient que d’une reconnaissance cantonale (il fallait souvent recommencer une partie de ses études lorsque l’on passait, par exemple, du Conservatoire de Fribourg à celui de La Chaux-de-Fonds), les Hautes Ecoles de Musique apparues depuis lors sont intégrées au fameux «système de Bologne», et jouissent d’une large reconnaissance internationale.
Cette évolution majeure pose toutefois un certain nombre de problèmes délicats; notamment le contrôle de la qualité de la formation – dont dépend l’accréditation à délivrer des «bachelors» et des «masters» – est bien plus complexe que pour le cas des productions de concerts ou d’opéras. Une structure doit être mise en place pour ce suivi; et elle sera nationale, car seul l’Etat fédéral a les moyens et la neutralité nécessaires pour remplir ce rôle, de même qu’il est seul à pouvoir réguler les marchés financiers sensibles ou assurer la sécurité de nos centrales nucléaires.
Depuis vingt ans, ces instances fédérales ont accompli un travail aussi remarquable que peu compris. Tout d’abord, c’est le rôle bien sûr de notre pouvoir politique d’obtenir des traités à même de faire entrer notre pays dans le club de nations qui se délivrent la reconnaissance mutuelle de leurs diplômes – une tâche qui n’a rien d’évident, en particulier dans le contexte politique actuel. Cette reconnaissance est d’autant plus importante que, dans le cas de la musique, les barrières de langue sont faibles, et la concurrence globalisée depuis longtemps.
Oiseaux migrateurs
Le concept de «mobilité» fâche parfois; mais en musique, il fait partie du quotidien depuis des siècles. A la Renaissance déjà, les chanteurs spécialistes de polyphonie, formés en Flandres, sont engagés par toutes les cours d’Europe. Dans une lettre de 1476, le duc de Ferrare Ercole d’Este en parle même comme d’«oiseaux sur la branche»1>David Fallows: «The contenance angloise: English Influence on Continental Composers
of the Fifteenth Century», in: Renaissance Studies 1 (1987), p. 189. !
Le plus grand musicien français du XVIIe siècle, Lully, est un immigré florentin, arrivé en France à l’âge de quatorze ans; au XVIIIe siècle, l’Allemand Händel acquiert en Angleterre le statut de monument national. On n’imaginerait pas en revanche un Molière actif à la cour d’Espagne, ou un Hugo écrivant des pièces pour les théâtres viennois! Au début du XIXe siècle, le Génois Paganini avait inauguré le profil du virtuose itinérant (anticipé brièvement par le tout jeune Mozart), sur lequel l’Austro-Hongrois francisé Liszt se calquera.
Le phénomène s’accentuera encore dans les décennies suivantes, avec l’apparition du chemin de fer et des lignes transatlantiques: alors que Liszt avait donné des concerts jusqu’en Turquie et en Russie, les vedettes de la génération suivante y ajouteront le Nouveau Monde. Enfin, au XXe siècle, le transport aérien devait porter le phénomène à son apogée; dès les années 1990, on peut même citer le cas de musiciens qui ont été chefs d’orchestre titulaires sur trois continents simultanément – comme le Vaudois Charles Dutoit, à Montréal, Paris et Tokyo! Et avec l’avènement des compagnies «low cost», même les étudiants peuvent désormais s’inspirer de ce modèle.
Les exigences du métier de musicien, qui s’apparentent en fait au cas des sportifs d’élite ou des acrobates plus qu’à toute autre chose, font qu’il est indispensable que le maître analyse en détail la performance de l’étudiant, et puisse le conseiller sur des points difficiles à détecter et à traiter. La relation étroite existant entre élève et enseignant occasionne donc des coûts élevés (les cours sont essentiellement individuels), mais a aussi pour conséquence qu’un étudiant doive souvent chercher longtemps avant de trouver le maître convenant parfaitement à son profil particulier – avec ses potentialités, mais aussi ses problèmes spécifiques. Ce fait accentue encore le besoin de mobilité.
En fait, il serait même plutôt mal vu pour un musicien d’effectuer toute sa formation dans sa région d’origine! Ainsi, un jeune Suisse prometteur pourra commencer ses études dans son pays, mais il se verra conseiller assez rapidement d’élargir ses horizons, et d’aller chercher à l’étranger la «touche finale» qui pourra parfaire son éducation, que ce soit à la Guildhall School de Londres, dans une «Musikhochschule» allemande, au Conservatoire de Paris, etc.
La «masse critique»
Obtenir une reconnaissance internationale pour nos HEM est un problème d’autant plus épineux qu’il existe de très nombreuses spécialités dans notre métier: à la quinzaine d’instruments que compte l’orchestre (violon, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, hautbois, clarinette, basson, cor, trompette, trombone, tuba, harpe, timbales, percussions), il faut encore ajouter piano, orgue, guitare, chant, saxophone, composition et direction de chœur ou d’orchestre, sans oublier de multiples spécialisations en musique ancienne (clavecin, violon baroque, etc.), en jazz et en musiques actuelles (rock, pop, variétés); tout ceci représente des dizaines de classes différentes.
Or, pour chacune de ces dernières, un effectif minimum d’une demi-douzaine ou une dizaine d’étudiants est nécessaire pour atteindre un niveau international – notamment pour que l’on puisse faire venir (parfois de loin) un enseignant de haute compétence. Comme il n’est pas envisageable d’ouvrir une classe pour un ou deux élèves, il faut que les jeunes prometteurs, surtout dans les régions périphériques, se déplacent pour rejoindre un plus grand centre, comme Genève, Zurich, Bâle, Lausanne ou Berne.
En revanche, on peut maintenir dans des régions moins centrales, comme Fribourg, Sion ou Neuchâtel, des sites plus petits, de cinquante à cent étudiants. Puisqu’on ne peut pas faire descendre une classe en dessous de la masse critique, ces sites périphériques auront de la place pour une demi-douzaine de disciplines seulement, en ordre de grandeur. Celles-ci, souvent choisies parmi les plus fondamentales (piano, chant, instruments à cordes de l’orchestre) permettent de maintenir vivante une pratique musicale de niveau professionnel dans la région concernée, ce qui a pour conséquence (très importante) de continuer à susciter de nouvelles vocations auprès des plus jeunes, et donc d’assurer la relève.
La présence d’enseignants et d’étudiants professionnels permet également de satisfaire une partie significative des besoins de la production musicale dans ladite région: il pourra s’agir de festivals, de concerts associatifs ou d’écoles de musique formant des enfants ou des amateurs, qui trouveront dans ce personnel qualifié les instrumentistes, accompagnateurs, solistes, chefs ou enseignants dont ils ont besoin. Un certain nombre d’étudiants, d’ailleurs, finiront par élire domicile dans leur région d’accueil, et contribueront activement à sa vie culturelle ; et quelle que soit l’origine de ces artistes, l’investissement consenti pour leur formation sera directement utile à la communauté qui l’aura financée.
Malgré son indéniable ingéniosité, le réseau HEM est politiquement fragile: pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, il n’est pas possible de lui appliquer les mêmes critères qu’à la plupart de nos autres Hautes écoles. Par exemple, les HEM suisses accueillent en ce moment 45 étudiants neuchâtelois – chiffre en soi considérable pour un petit canton, mais dont deux seulement se retrouvent à Neuchâtel même.
Se saisir de ce prétexte pour économiser sur les coûts de la formation professionnelle dans le Canton reviendrait à scier la branche sur laquelle nous sommes assis: car si les jeunes Romands parviennent aujourd’hui à prendre leur place dans le monde de la musique au niveau international, c’est parce que notre système de formation est doté de moyens suffisants pour attirer enseignants et étudiants de haut niveau, à même de créer une émulation et atteindre l’excellence. Pour chaque canton qui annulerait sa contribution – tout en continuant par ailleurs à profiter des avantages du système –, la performance globale ne pourrait que baisser, fragilisant l’ensemble du dispositif.
A la vérité, pouvoir disposer d’écoles de musique de niveau international dans une région aussi petite que la nôtre tient un peu du miracle – un miracle «à la suisse», qui réunit expérience et ingéniosité, mais qui ne résisterait pas à un cantonalisme rigoureux. Les Suisses doivent donc se garder avec la plus grande vigilance de ce péché mignon, qui peut leur faire perdre de vue l’essentiel: l’union seule fait la force.
Notes
Vincent Arlettaz est musicologue et musicien. Article paru dans CultureEnjeu n° 57, mars 2018, dossier «Helvetico ma non troppo…», www.cultureenjeu.ch
Voir aussi: www.rmsr.ch/edito-HEM.htm