Des monnaies contrôlées pour une prospérité sans croissance
La création monétaire est l’un des plus grands impensés du mouvement écologiste et de l’économie elle-même. Pourtant, la façon dont l’argent est conçu et créé aujourd’hui détruit les humains et la Terre. Si l’on veut que l’humanité puisse continuer d’habiter la Terre dans de bonnes conditions, il est décisif de contrôler la création monétaire afin de caler la masse d’argent qui circule sur la finitude et la fragilité de cette planète.
Le 60e dossier de LaRevueDurable 1>«Des monnaies pour une prospérité sans croissance», LaRevueDurable n°60, hiver-printemps 2017-2018. envisage trois moyens de contrôler la façon dont l’argent est créé dans une optique écologique: rendre ce privilège public en le confiant aux banques centrales sous contrôle démocratique, donner aux banques centrales les moyens de financer les infrastructures nécessaires à la transition écologique et sociale, et, plus fondamentalement, coupler la création monétaire à la biocapacité limitée de la Terre.
L’argent ne pousse pas dans les arbres. Il est créé tous les jours par les banques, surtout par les banques commerciales. Et la façon dont ces institutions créent cet argent est bien sûr un élément décisif de l’économie moderne, aux conséquences notamment très fortes pour la durabilité: ces banques ayant pour principaux horizons le profit et la croissance, la création monétaire est la source incontrôlée et incontrôlable d’une économie aveugle à l’écologie et souvent inhumaine.
La logique première de la création d’argent par les banques est d’encourager toute activité jugée rentable à voir le jour sans que, sauf exception, des critères de durabilité ne lui soient imposés. Rien ou presque ne relie la création monétaire que pratiquent les banques commerciales à la réalité globale d’une Terre aux ressources écologiques de plus en plus abîmées. Conséquence: le monde croule sous les produits et les services aux coûts écologiques et humains massifs.
Et tout ou presque est fait pour que leur clientèle ignore ces vices: la publicité envahit l’espace public pour inviter à plonger tête baissée dans le grand bain consumériste, à adhérer au matérialisme le plus irresponsable. Les incitations à prendre l’avion pour une bouchée de pain illustrent, parmi mille autres exemples, cette logique partout à l’œuvre en dépit de l’émergence d’une minorité de plus en plus active pour faire vivre l’impératif écologique.
A l’heure où les smartphones, les neurosciences cognitives et le big data se conjuguent pour scruter les comportements d’achat à la loupe, à l’heure où les technologies de l’information et de la communication, les sciences du cerveau et les capacités de traitement de l’information en pleine explosion donnent à la publicité et au marketing une puissance de feu inédite, les opérateurs commerciaux ont bien plus de peine à jouer des coudes pour écarter leurs concurrents qu’à déjouer le peu de liberté critique qui subsiste chez une forte proportion des consommateurs.
Instabilité, déconnexion et inégalités
Les preuves du caractère intenable, non viable de cette logique assujettie à l’impératif de s’enrichir et de croître ne sont pas un secret. Elles se manifestent tous les jours: la civilisation industrielle est devenue une force géologique qui menace de rendre la Terre hostile à l’espèce humaine. L’homme n’est plus seulement dangereux pour lui-même au niveau individuel, c’est le genre humain dans son ensemble qui est en train de laisser filer sa chance de garder une Terre accueillante pour lui.
Pour que la Terre reste hospitalière, l’économie globale doit cesser de croître, entrer dans un état stationnaire et s’y tenir. Mais le système monétaire moderne fondé sur la monnaie-dette s’oppose fondamentalement à une économie en régime stationnaire. Dans ce système, les banques commerciales créent de la monnaie lorsqu’elles attribuent des crédits. Puis, au fur et à mesure que les débiteurs remboursent leur dette, cette monnaie disparaît. Pour réinjecter de la monnaie dans le système, il faut créer de la nouvelle monnaie-dette. D’où le besoin pour le tissu économique de croître pour pouvoir rembourser ces nouveaux crédits. Et ainsi de suite: le processus est sans fin.
L’attribution des crédits dépend par ailleurs beaucoup du contexte économique général: en période de vaches grasses, les banques tendent à satisfaire les demandes d’emprunts les plus folles, perdant tout sens de la mesure. Puis, en période de vaches maigres, elles se replient frileusement sans égard pour les effets systémiques de leur repliement. Autrement dit, au lieu de tranquilliser l’économie, de tamponner les épisodes d’euphorie et de dépression, elles accentuent les uns et les autres.
Ce système conforte en outre l’emprise de la sphère financière sur l’économie réelle. Du coup, la minorité qui détient l’essentiel de la richesse financière s’enrichit toujours plus, creusant les écarts avec ceux qui n’ont pas d’épargne, et faisant notamment grimper les prix de l’immobilier partout dans le monde.
Au bilan, la création monétaire telle qu’elle fonctionne aujourd’hui déconnecte l’économie de tout ancrage terrestre, la rend très instable et exacerbe des inégalités pourtant déjà aiguës, trois maux qui se combinent pour le pire. Plus l’économie est instable, moins les conditions sont réunies pour réfléchir à l’impératif de durabilité. Plus elle s’endette et se financiarise, moins elle est en mesure de retrouver de plus justes proportions en phase avec le besoin de freiner la détérioration des conditions de vie sur Terre.
Trois propositions
Et en plus d’être le plus souvent dépassé par la complexité du sujet, le corps social est d’autant moins apte à réagir et à œuvrer pour remettre le monde à l’endroit que les inégalités qui résultent de ce système sont la source de graves distorsions démocratiques. Le grand gagnant est le 1% qui, à l’instar de sa figure de proue du moment, Donald Trump, n’a cure, c’est peu dire, de l’écologie.
Quant aux Etats, ils paraissent frappés d’impotence. Qu’ils soient obligés de s’endetter ou non auprès des banques, ils semblent incapables d’envisager une voie en dehors de la croissance.
Il y a pourtant des pistes à suivre pour réformer la création monétaire pour qu’elle puisse donner la main à la soutenabilité. Le dernier dossier de LaRevueDurable met en avant trois propositions pour stabiliser l’économie, la ressouder à sa base terrestre et humaine et gommer les inégalités.
• Retirer tout d’abord aux banques commerciales le droit de créer de la monnaie et confier cette prérogative aux banques centrales afin de rendre la création monétaire publique – c’est l’idée de 100% monnaie ou «monnaie pleine»;
• Amener ensuite les banques centrales à financer les infrastructures propices à la transition écologique et sociale;
• Puis coupler la création monétaire à la biocapacité limitée de la Terre dans une perspective de contraction et convergence.
Ce dossier de LaRevueDurable présente aussi plusieurs moyens de renforcer l’élan autour des monnaies locales complémentaires qui se multiplient, comme autour de Genève avec le Léman ou en Valais avec le Farinet. Or, ces monnaies locales, qui cherchent à résister aux méfaits de la création monétaire actuelle, pourraient se saisir de ces propositions.
Ce n’est qu’une suggestion, mais les associations ou les coopératives porteuses de ces monnaies feraient d’excellents lieux de réflexion et d’action sur la création d’argent en complément de tout ce qu’elles entreprennent déjà en aval du système monétaire. Associer la création monétaire à la nécessité de contracter l’économie pour ne plus transgresser les limites de la planète serait le pivot d’une écologie monétaire à inventer, dans laquelle les monnaies complémentaires auraient toute leur place.
Un dernier mot: saisir ce que sont les monnaies, leur fonctionnement et la façon dont leur création et leur mise en circulation affectent l’habitabilité de la Terre sont des sujets jugés très techniques et intimidants. Aussi LaRevueDurable a-t-elle tout entrepris pour rendre ce sujet inhabituel pour nombre d’écologistes le plus accessible possible.
Notes
* Rédacteurs en chef de LaRevueDurable et codirecteurs de l’association Artisans de la transition, www.larevuedurable.com; www.artisansdelatransition.org