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L’avortement en ballotage

En Pologne, le droit à l’avortement, déjà soumis à une législation très restrictive, est la cible de projets d’interdiction malgré la mobilisation populaire.
Pologne

Varsovie, octobre 2016. 100 000 personnes manifestent contre un projet de loi pour l’interdiction quasi totale de l’avortement. Vêtu-e-s de noir pour symboliser le deuil de ce droit pour les Polonaises, les manifestant-e-s ne cachent pas leur exaspération face à ce mépris rétrograde. Face à l’ampleur de la mobilisation, les député-e-s, y compris Jarosław Kaczyński, le leader du PiS (Prawo i Sprawiedliwość, Droit et justice), le parti majoritaire conservateur, rejettent le projet de loi. Mais le gouvernement et l’Eglise catholique restent ouvertement en faveur d’un durcissement de la législation en vigueur, pourtant déjà restrictive.

La loi, adoptée en 1993, stipule que l’avortement n’est autorisé que lorsque la santé ou la vie de la femme enceinte est en péril, dans les cas de viol et si le fœtus est atteint d’une pathologie grave. Aider une femme à avorter est un crime passible de trois ans d’emprisonnement. En revanche, la femme concernée n’est pas poursuivie. Dans la pratique, le manque de directives législatives spécifiques et de régulations, le refus de nombreux médecins pour clause de conscience et l’importante stigmatisation rendent l’avortement quasi inaccessible, y compris dans les circonstances prévues par la loi. Les femmes cherchant à obtenir de l’aide sont ballottées d’un établissement à un autre, ce qui permet de retarder la procédure, tandis que certaines ne sont pas informées des pathologies dont souffre le fœtus, afin d’éviter qu’elles n’envisagent d’avorter.

Officiellement, il se pratique en Pologne 600 à 1000 avortements chaque année pour 10 millions de femmes en âge de procréer. Toutefois, d’après l’institut de sondage Public Opinion Research Center (CBOS), la Fédération pour les droits des femmes et Planning familial, le nombre annuel serait en réalité compris entre 100 000 et 150 000, si l’on inclut les avortements clandestins et médicamenteux réalisés en Pologne, ainsi que ceux pratiqués à l’étranger. Les femmes en situation précaire sont contraintes de commander des pilules abortives sur internet ou de prendre des traitements contre l’arthrite ou les ulcères gastriques, susceptibles de provoquer des fausses couches. Les plus aisées se rendent en Slovaquie, en République tchèque ou en Allemagne, où des avortements médicalisés sont pratiqués en clinique.

A 50 km de la frontière polonaise, l’hôpital public de la ville allemande de Prenzlau est l’un de ces établissements. Le Dr Rudzinski, praticien polonais installé en Allemagne depuis 30 ans, est responsable du service de gynécologie. Il reçoit chaque jour plusieurs appels de femmes polonaises grâce à une ligne téléphonique qu’il a mise en place il y a quelques années. De 20 à 35 femmes le consultent chaque semaine, bien que certaines soient théoriquement autorisées par la loi à recourir à l’avortement dans leur pays. Elles paient 550 euros pour se faire avorter, une somme importante comparée aux 453 euros du salaire minimum polonais.

Depuis les manifestations de 2016, les débats font rage autour de la loi sur l’avortement. Les manifestantes mobilisées l’an dernier insufflent un nouvel élan au mouvement féministe. Néanmoins, le combat ne fait que commencer. En dépit de la volonté de la majorité des Polonais-es de maintenir le statu quo législatif, les moyens de contraception restent onéreux, la pilule du lendemain n’est disponible que sur ordonnance et trop peu d’établissements scolaires assurent des cours d’éducation sexuelle.

Deux projets de loi d’initiative citoyenne sont en cours d’élaboration. Ils visent, d’une part, à renforcer des dispositions légales et, d’autre part, à abolir le droit à l’avortement lorsque le fœtus souffre de graves anomalies, exigence soutenue officiellement par l’Eglise catholique. Ces deux projets seront débattus au Parlement début 2018. Le gouvernement tentera de satisfaire les exigences de son électorat conservateur et de l’Eglise, tout en essayant de réduire les risques de contestation populaire. Pendant ce temps, les Polonaises continuent à souffrir en silence.

* Article paru dans le magazine Amnesty n°91, déc. 2017.

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