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Facebook verse des millions aux médias

On sait depuis 2016 que Facebook rémunère tant des personnalités que des médias pour produire des contenus sur son réseau social. Cette stratégie est désormais aussi à l’œuvre auprès des médias français pour la production de vidéos, révèle l’enquête de Nicolas Becquet.
Pour donner envie aux médias FLICKR/CC/B.SOLIS
Economie des médias (1)

Facebook a gagné. Les médias français sont bel et bien devenus dépendants. Triplement dépendants, en fait: élargissement gratuit de l’audience, utilisation des outils de production et de diffusion et acquisition de revenus complémentaires. L’écosystème de publication du réseau social est devenu un outil vital1 value="1">bit.ly/2zVs3ud pour le secteur médiatique.

De l’innocente et ludique chasse aux likes des débuts à la production sur-mesure et rémunérée de formats vidéo aujourd’hui, le dealer d’audience a bien fait son travail. Dose après dose, les éditeurs ont scellé un pacte tacite avec la plateforme, un pacte aux allures de mariage de raison. Il faut dire que le trousseau de la mariée est bien garni avec ses deux milliards d’utilisateurs. Le marié désœuvré ne pouvait espérer mieux. Asphyxiés financièrement et désertés par leur lectorat historique, les médias traditionnels ont en effet trouvé dans l’audience apportée par Facebook un ballon d’oxygène inespéré. À force de shoots aux statistiques flatteuses, les éditeurs se sont convaincus de leur succès naturel auprès d’une audience manifestement ultra réceptive à leurs contenus: l’eldorado providentiel des internautes.

Mais la descente est déjà en vue. Facebook a visiblement l’intention de faire éclater cette bulle enchantée en faisant passer à la caisse ses consommateurs les plus accros aux likes et au trafic généré sur leur site via le réseau social. Dans les rédactions, on travaille quotidiennement à la production de contenus conçus pour la plateforme de Mark Zuckerberg.

Quelles sont les implications d’une telle servitude volontaire pour le fonctionnement quotidien des rédactions, grandes ou petites? Quelles sont les conséquences sur le travail des équipes chargées «d’alimenter» Facebook, notamment en vidéos et en lives? Et surtout, comment le réseau social est-il parvenu à convaincre autant de médias économiquement à bout de souffle de travailler pour sa plateforme? Zoom sur une redoutable stratégie qui met à l’épreuve l’agilité des rédactions.

La stratégie des VIP – VRP

Fin octobre, Facebook a donné un coup de semonce à ceux qui pensaient avoir trouvé une voie directe et gratuite vers une audience captive de masse. En testant la possibilité de créer un newsfeed [fil d’actualités, ndlr] séparé2 value="2">bit.ly/2yDAQR2 pour les publications non sponsorisées des pages professionnelles (en marge du newsfeed classique dédié aux posts des proches, aux contenus sponsorisés et aux publicités), Facebook a clairement lancé un avertissement aux marques, entreprises, institutions, ONG et médias en quête de visibilité: rien n’est gratuit. Cette stratégie intervient alors que les éditeurs n’ont jamais autant travaillé pour le réseau social et jamais autant créé de contenus sur mesure venant alimenter les timelines des utilisateurs.

Les volumes d’audience en jeu n’expliquent pas à eux seuls cette productivité spontanée et inégalée. A partir de juin 2016, plusieurs grands médias américains ont été rémunérés pour inonder les newsfeeds de contenus originaux et servir de laboratoire technique et publicitaire à Facebook. En effet, pour donner envie aux médias, Mark Zuckerberg a mis en place un véritable réseau de représentants VRP capables de faire la démonstration de l’incroyable efficacité des nouveaux formats mis sur le marché.

Le New York Times, CNN, le Huffington Post, Buzzfeed, Vox, Mashable ou encore Condé Nast… le fondateur de Facebook a rassemblé des représentants VIP dans sa «dream team». Modèles de réussite sur le marché digital, ces médias portent une solide réputation. Ils sont capables de produire à grande échelle et leurs contenus sont lus dans le monde entier. Pour les convaincre, Facebook a dû se montrer très persuasif. Selon un document révélé par le Wall Street Journal en juin 2016, Mark Zuckerberg a ainsi fait un chèque de 50 millions de dollars3 value="3">on.wsj.com/2hRo3o3 répartis en 140 contrats de partenariats avec des médias et des célébrités, dont 17 de plus d’un million de dollars (près de 3 millions pour le New York Times et Buzzfeed, 2,5 millions pour CNN). Une goutte d’eau comparée aux 10 milliards de dollars de recettes trimestrielles de Facebook, soit 47% de plus qu’au même trimestre de l’année précédente.

Le deal est simple: en échange d’une certaine somme, le partenaire doit produire massivement des contenus à haute valeur ajoutée sur la plateforme: vidéos, Facebook Live [vidéo en direct], reportages à 360°, Instant Articles [lisibles directement depuis FB, sans passer par le site du média qui publie l’article]. Les grands médias américains ont donc été rémunérés pour inonder les newsfeeds de contenus originaux et ainsi convaincre l’ensemble des éditeurs d’en faire autant.

Cette stratégie s’est avérée très efficace puisque la renommée des médias enrôlés, combinée à un puissant soutien des algorithmes4 value="4">bit.ly/2jdPu85, a contribué à imposer de nouveaux formats en moins d’un an et à l’échelle mondiale. Alléchés par la masse de clics, les éditeurs du monde entier se sont lancés dans l’aventure… couronnant de ce fait la stratégie de Facebook.

Un système spécifique aux Etats-Unis? Pas du tout. En Europe, les grands médias français participent par exemple à cette manœuvre de séduction à grande échelle. TF1, Le Figaro, Le Parisien ou les titres du groupe Le Monde font également partie des éditeurs qui touchent de l’argent pour produire des contenus vidéo pour Facebook. Et les sommes donnent le tournis, entre 100 000 et 200 000 euros par mois sur des périodes renouvelables de six mois, d’après les diverses sources interrogées. Sachant que la plupart des médias cités (liste non exhaustive) ont déjà reconduit une fois leur partenariat, on parle ici de millions d’euros distribués aux médias hexagonaux par Facebook.

Il va sans dire que dans les rédactions contactées, on est peu disert sur les détails de ces accords confidentiels. Mais si les conditions varient d’un média à l’autre, le principe reste le même: en échange de l’argent versé, chaque média s’engage à produire un volume précis de vidéos et/ou de lives sur une période donnée, d’après les informations que nous avons pu récolter.

À LCI par exemple, la rédaction doit produire 14 heures de direct par mois et chaque live doit durer entre 6 et 20 minutes – Un timing précis qu’il vaut mieux respecter car les contrôles sont stricts, explique-t-on en interne. Il faut dire que la chaîne a tout intérêt à garder de bonnes relations avec son mécène. Selon un salarié, l’argent de Facebook versé sur la période aurait financé les deux tiers de la rédaction web. Mais les contributions financières de Facebook ne s’arrêtent pas là. Il a participé au financement d’un studio flambant neuf pour que la chaîne puisse réaliser des Facebook Live lors de la campagne présidentielle. Une dépendance financière qui s’ajoute à celle du trafic généré sur le site, via le réseau social, qui représente entre 30 et 40% des visites.

RTL a également bénéficié des euros de Facebook pour son studio dédié aux lives, au même titre qu’Europe 1 pour installer une Facebook Room et un Story Studio Instagram dans le bus qui a sillonné la France pendant la campagne électorale.

Enfin, la firme de Menlo Park apporte un soutien aux médias sous la forme de conseils techniques pour exploiter au mieux l’algorithme chargé de hiérarchiser les publications et comprendre les subtilités des statistiques d’audience, notamment avec la mise à disposition de CrowdTangle, une solution propriétaire d’analyse du trafic.

Du côté de Facebook, on assume ces contributions financières, mais on en minimise l’importance: «Voir les collaborations de Facebook uniquement à travers des partenariats rémunérés est réducteur. Notre rôle au quotidien est de travailler conjointement avec les médias au développement d’outils destinés à enrichir leur expérience sur Facebook. Cela passe par beaucoup d’échanges et des phases de tests durant lesquels il a pu nous arriver d’indemniser nos partenaires. Les médias prennent du temps pour utiliser nos nouveaux produits et partager leurs retours avec nous et il nous semble donc normal qu’ils obtiennent une compensation pour cela. Cela s’inscrit toujours dans un cadre temporaire le temps de l’expérimentation», explique Edouard Braud, le directeur des partenariats médias pour l’Europe du sud.

Un système gagnant-gagnant?

Après des débuts laborieux, une communication maladroite et des cahiers des charges trop contraignants, Facebook a massivement investi dans ses relations avec les médias5 value="5">bit.ly/2soKS1d à partir de 2010. Désormais, la Media Partnership Team multiplie les initiatives comme le Facebook Journalism Project ou le Listening Tour, débuté en juin 2017, dans les rédactions. Alors que la sphère médiatique s’alarme régulièrement de la dépendance aux «actionnaires milliardaires» ou de la proximité avec le pouvoir politique, la dépendance à Facebook ne semble pas émouvoir outre mesure. Au contraire, les partenariats sont vécus comme de belles opportunités pour expérimenter et se rapprocher de l’audience.

A L’Obs, Aurélien Viers, responsable du pôle visuel est très enthousiaste: «Ce partenariat nous permet d’aller plus loin dans nos expérimentations sans bouleverser notre organisation. Grâce aux outils fournis, nous avons pu créer des formats vidéo originaux qui connaissent de beaux succès en ligne. La pratique régulière du ‘Live social’, depuis le terrain, a instauré une nouvelle relation avec l’audience, plus spontanée et plus dynamique. On peut dire que Facebook condense tous les nouveaux défis liés à la vidéo, en termes de storytelling, de créativité et de capacité à se démarquer dans un environnement très concurrentiel».

Mais en coulisses, dans les médias partenaires, les dents grincent, notamment du côté des régies publicitaires et des services commerciaux impliqués dans une lutte acharnée et vaine contre leur principal concurrent, l’ogre Facebook. «Devant les ‘valises de billets’ apportées par Facebook, les régies n’ont pas leur mot à dire, explique un journaliste en off. Et lorsque Facebook teste ses nouveaux formats publicitaires mid-roll [pub vidéo qui se déclenche au bout de quelques secondes de visionnage d’une vidéo] sur nos propres productions, l’exaspération est à son comble».

L’efficacité de la plateforme désespère les éditeurs englués dans des stratégies (trop) complexes de rétention de l’audience, comme l’explique ce cadre en charge du numérique: «Quand un internaute, avant de pouvoir finalement regarder une vidéo sur un site, doit cliquer sur un lien, attendre de longues secondes le chargement de la page puis fermer une ou deux fenêtres de pub pour finalement devoir patienter devant une publicité de trente secondes, le constat est sans appel, on ne peut pas rivaliser. On ne joue pas dans la même division que Facebook et son autoplay instantanée [pub vidéo, sonore ou non, activée dès qu’elle s’affiche sur la page, ou lorsqu’elle est survolée par la souris]».

Michaël Szadkowski, rédacteur en chef du site et des réseaux sociaux du Monde, explique n’avoir fait aucune concession éditoriale et garder un contrôle total sur le contenu, une condition sine qua non du partenariat. «L’argent versé n’a pas fondamentalement changé notre façon de travailler. La production de vidéos était déjà une priorité pour nous, avec une équipe de quinze personnes dédiées. On poste plus de contenus qu’avant sur la plateforme, c’est sûr, mais je préfère que Facebook fasse vivre les médias plutôt qu’il se mette à créer et à imposer ses propres contenus. Facebook a changé de dimension, ses dirigeants ont compris qu’on ne pouvait plus demander aux médias de produire gratuitement des contenus et de la valeur, pour ensuite les monétiser auprès des annonceurs.» Un constat valable pour les seuls partenaires et pour une durée limitée.

Guillaume Lacroix, cofondateur de Brut, un média vidéo présent uniquement sur les réseaux sociaux, ne tarit pas d’éloges sur sa collaboration avec Facebook. Il s’agit d’un «partenariat de travail» qui ne comporte aucun volet financier. «Facebook nous donne beaucoup de conseils utiles pour faire décoller l’engagement sur nos vidéos. Il nous informe également sur les formats en vogue dans le monde entier. En septembre, nous avons par exemple été invités à Dublin pour participer à une conférence où étaient réunis 35 médias nés en ligne. Les échanges ont été très enrichissants. Enfin, Facebook met à notre disposition CrowdTangle, un outil très performant qui permet d’analyser l’engagement de l’audience sur les réseaux sociaux. Si on devait payer pour l’utiliser, pas sûr qu’on pourrait se le permettre.» Comme pour Le Monde et L’Obs, Brut perçoit la collaboration avec Facebook comme un véritable avantage concurrentiel et croit à la pérennité de son modèle: «Cela ne nous fait pas peur d’être Facebook dépendant, pas plus qu’un producteur qui travaille avec une chaîne de télévision. Par ailleurs, il ne nous donne pas d’argent et pourtant Brut sera rentable en 20186 value="6">bit.ly/2izE4v6, c’est qu’il existe bien un business model sur les réseaux sociaux».

(La seconde partie de cet article sera publiée le lundi 4 décembre)

 

Notes[+]

* Journaliste et manager des supports numériques au quotidien belge L’Echo (www.lecho.be). Blog: mediatype.be

Article publié par L’Observatoire européen du journalisme, fr.ejo.ch

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