Sécheron: histoire d’une industrie genevoise
La menace d’un licenciement collectif plane sur le personnel de l’entreprise genevoise ABB-Sécheron. A la pointe dans le domaine des transformateurs de traction pour les trains, ses actionnaires engrangent des bénéfices. Ses principaux clients sont les CFF, Bombardier ou les TPG (nouveaux bus TOSA). Bien que la production à Genève donne de bons résultats, une partie a déjà été délocalisée en Pologne. Personnel et syndicats craignent que ce qu’il en reste suive le même chemin. Un certain fatalisme est palpable dans les réactions. Même si le personnel se mobilise, il semble que «Si c’est pas cette fois, ce sera la prochaine» (Le Courrier du 1er novembre 2017).
Sécheron, comme Tavaro, les Charmilles ou la SIP, appartient à ce secteur industriel genevois en grande partie disparu aujourd’hui. Pourtant, la menace actuelle sur Sécheron semble absurde: l’entreprise est bénéficiaire et ses clients sont situés dans la région lémanique (Bombardier a une filiale pour les véhicules sur rails à Villeneuve). Alors, pourquoi délocaliser la production en Pologne?
Pour répondre à cette question, il faut examiner les développements du capitalisme ces cent-cinquante dernières années, dont l’histoire de Sécheron constitue un exemple tout à fait intéressant.
L’entreprise que nous connaissons aujourd’hui sous le nom d’ABB-Sécheron a connu plusieurs raisons sociales à travers le temps au gré des fusions et des rachats. En 1882, la première entité qui fabrique des appareillages électriques porte les noms de ses fondateurs: Alfred de Meuron et Hermann Cuénod. Dix ans plus tard, elle se déplace dans le quartier de Sécheron, près de la gare. Cette année-là, l’entreprise achève la réalisation du chemin de fer électrique à crémaillère du Salève. En 1906, la fabrique construit la voiture Stella, dont certains modèles sont alimentés par de l’essence et de l’énergie électrique. En 1918, elle devient la Société anonyme des Ateliers de Sécheron et s’engage dans l’électrisation du réseau CFF.
Sécheron appartient alors à un secteur très dynamique. En 1920, 44% de la population genevoise considérée statistiquement comme active travaille dans l’industrie. Le secteur de la métallurgie et des machines occupe plus de 10 000 personnes – soit un quart des 44% cités plus haut. L’industrie s’étend dans les décennies suivantes, même si elle connaît un léger déclin avec la crise des années 1930.
En 1960, l’industrie helvétique occupe 48% de la population active, une proportion encore jamais atteinte et qui n’augmentera plus par la suite. Dans le canton de Genève, il s’agit de 41% des travailleurs et travailleuses. En 1966, Sécheron emploie jusqu’à 1600 personnes.
Si on regarde son impact en termes de produit intérieur brut entre la fin du XIXe siècle et les années 1970, le secteur industriel en Suisse apparait comme très stable et pourvoyeur d’une grande partie des ressources du pays, soit entre 40 et 45% du PIB. Un déclin s’amorce au milieu des années 1970. En effet, la part du secteur secondaire, qui constitue 46% de la population active helvétique recensée en 1970, est presque divisée par deux en 2005 (24%).
L’histoire de Sécheron suit cette tendance. En 1970, Brown, Boveri & Cie, fleuron de l’industrie suisse des machines, achète les ateliers de Sécheron. BBC fusionne en 1988 avec le groupe suédois ASEA pour devenir l’actuel ABB. Cette dernière devient une multinationale aujourd’hui active dans une centaine de pays.
L’histoire de Sécheron s’inscrit alors dans l’internationalisation des entreprises industrielles et la financiarisation du capitalisme. Dans ce contexte, le fonctionnement de la société anonyme (par actions) renforce la tendance du capitalisme à privilégier la recherche du profit à court terme, au détriment des conditions de travail et de toute considération écologique.
Comme le souligne le PDG actuel d’ABB en 2016: «Nous avons dégagé une marge accrue grâce à une attention constante à la productivité et aux coûts. Notre programme de fonds de roulement, notre forte génération de liquidités et notre discipline dans l’allocation du capital reflètent la nouvelle culture du cash d’ABB. Nous tenons notre engagement de fournir aux actionnaires des dividendes attrayants.» La violence de ce charabia néolibéral réside dans l’affirmation qu’il est légitime de piller le savoir-faire industriel, de fabriquer des produits à des milliers de kilomètres de leurs destinataires ou de faire travailler sans retenue et sans limites le personnel, puisqu’on vise la réduction des coûts et la maximisation des dividendes des actionnaires. Quant à la responsabilité sociale et à l’engagement écologique de l’entreprise, ils sont relégués à son secteur communication-marketing.