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Le référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien: quels lendemains?

Après le vote massif des Kurdes irakiens pour leur indépendance, l’Iran et l’Irak ont organisé courant octobre des opérations militaires communes pour reprendre aux peshmergas kurdes les territoires disputés par Bagdad. Dans l’analyse qu’il propose de cette crise, Gholam-Hossin Vakilzadeh s’intéresse plus particulièrement aux enjeux politiques liés à la présence iranienne.
Moyen-Orient

Après la guerre du Koweït en 1991, le Kurdistan irakien est devenu dans les faits une région autonome soutenue par les États-Unis, notamment grâce à l’instauration d’une zone d’interdiction de vol («no-fly zone») imposée par les Américains dans son espace aérien. Cette région était ainsi la seule partie du terri-toire irakien à pouvoir bénéficier d’une démocratie relative. En 1991, le Kurdistan se composait de trois provinces – Erbil, Suleimaniyeh et Dohouk – pour une surface totale de 40 000 km2. Cette même partie de l’Irak est reconnue comme « région autonome » dans la Constitution irakienne de 1970. Après la chute de l’ancien régime irakien en 2003, ces trois provinces ont été reconnues comme Gouvernement régional du Kurdistan (GRK).

L’extension des frontières du Kurdistan

Depuis 2003, notamment après l’occupation de larges portions du territoire irakien par l’Organisation de l’État islamique (EI/Daech) et la participation active des forces du GRK aux opérations militaires visant à repousser les forces de Daech, les territoires sous le contrôle du GRK se sont rapidement élargis. La grande ville de Kirkouk, ainsi que nombre d’autres villes qui ne font pas partie du territoire du GRK, selon la nouvelle Constitution irakienne, mais où de larges communautés kurdes vivent, sont ainsi tombées sous l’autorité de facto du GRK. Ainsi, ce dernier avait inclus, au cours de ces dernières années, des villes comme Kirkouk, Khanaqin… sous son autorité, élargissant ainsi la surface de cette région. Pendant ces années, on estimait le nombre de peshmergas (combattants) et d’autres forces armées du GRK entre 300 000 à 400 000, selon les sources. De plus, les champs pétrolifères du nord de l’Irak, notamment près de Kirkouk, étaient contrôlés par le GRK.

La situation de Kirkouk et les territoires sujets de discorde

Le contrôle de Kirkouk a été, depuis longtemps, un sujet de discorde, les Kurdes considérant la ville kurde, les Arabes comme une ville arabe. Les résultats du référendum du 25 septembre 2017 montrent que la population de Kirkouk compte une majorité kurde. L’article 140 de la Constitution irakienne de 2005 précise que le gouvernement central devait fixer, avant fin 2007, le sort de Kirkouk et d’autres terri-toires dont la souveraineté est contestée, en organisant des référendums au cours desquels les populations locales se prononceraient. Mais le gouvernement de Bagdad a refusé, à ce jour, d’organiser de tels réfé-rendums.

Pourquoi le référendum du 25 septembre?

En 2017, alors que la guerre contre Daech touchait à sa fin en Irak, le GRK, craignant que le gouverne-ment de Bagdad, débarrassé de la menace que représentait Daech, ne tente de rétablir au nord du pays le statu quo ante 2003 – voire pire concernant l’avenir du Kurdistan –, a décidé d’organiser le référendum du 25 septembre 2017 afin de faire reconnaître la nouvelle situation. A savoir: l’indépendance totale du Kurdistan, ses nouvelles frontières géographiques, sa propre armée nationale, ainsi que la reconnaissance de la souveraineté du GRK sur les territoires contestés. En dépit de l’opposition de toutes les parties – tous les pays voisins (Turquie, Iran et Syrie), Etats-Unis, Europe et ensemble des pays arabes – le GRK a tenu ce référendum à la date prévue. Certains analystes estiment que le mandat de Massoud Barzani à la tête du GRK touchant à sa fin, celui-ci a voulu réaliser son rêve d’un Kurdistan indépendant pour lequel il avait combattu pendant des décennies.

Le référendum du 25 septembre était extrêmement agaçant pour Bagdad, mais surtout très dangereux pour la Turquie et, tout particulièrement, pour le régime iranien. La répression des Kurdes sunnites et des Kur-des en général au Kurdistan iranien a toujours fait partie du bilan sanglant de la République islamique d’Iran dès son avènement, il y a 38 ans. La velléité d’indépendance du GRK pouvait donc réveiller les aspirations à la liberté de la population kurde iranienne; cela alors que Téhéran est sous une pression sans précédent sur la scène internationale de la part des Américains et des Européens, en raison notamment de son expansionnisme régional.

Le siège du Kurdistan et l’offensive des miliciens Hachd al-Chaabi contre Kirkouk

Avec un taux de participation de 72% et la victoire du «oui» à l’indépendance, exprimé par plus de 92% des votants, la tenue du référendum du 25 septembre a envoyé une onde de choc vers toutes les parties concernées. D’un côté, ce résultat a été révélateur du soutien massif du peuple kurde irakien à l’indépendance de ses territoires et, de l’autre, il a contribué à l’exacerbation des hostilités à l’égard du GRK. Ghassem Soleimani, chef de la force al-Qods, l’unité d’élite des Gardiens de la révolution islami-que (CGRI/Pasdarans) en Iran, a été dépêché à Bagdad et à Suleimaniyeh. Sa présence à Suleimaniyeh pour rendre hommage à Djalal Talabani, ancien président kurde de l’Irak décédé récemment, mais aussi ancien chef de l’UPK (Union patriotique du Kurdistan) rivale de la formation de Barzani, le PDK (Parti démocratique du Kurdistan), a eu des conséquences d’une ampleur dramatique, dans la mesure où la coordination, effectuée par ce chef notoire, des pasdarans iraniens avec une partie importante de l’armée nationale irakienne et une partie des peshmergas kurdes, a remis sérieusement en question le résultat du référendum qui perdait sa «raison d’être».

C’était ainsi que les forces irakiennes, les milices chiites irakiennes Hachd al-Chaabi et des pasdarans venus d’Iran ont pu entrer dans la province de Kirkouk sans affrontement militaire sérieux, à la suite des trahisons de forces kurdes en poste à Kirkouk, le tout sous l’œil de Ghassem Soleimani. Ces forces ont également occupé de nombreux territoires en dehors des trois provinces principales kurdes, avec parfois des violences contre les peshmergas, mais aussi contre les populations civiles. Les miliciens Hachd al-Chaabi sur lesquelles Soleimani s’appuyait beaucoup pour faire avancer la stratégie de Téhéran, ont tenu le rôle principal dans ces opérations.

Selon une enquête de Radio France Internationale (RFI), les forces Hachd al-Chaabi sont entièrement financées et armées par Téhéran. L’AFP estime leur nombre entre 60 000 à 110 000. L’agence de presse Fars, affiliée au CGRI, considère pour sa part que «l’échec du complot sioniste de la partition de l’Irak a été rendu possible avant tout en raison du ralliement d’une partie importante des forces politiques et des peshmergas kurdes à l’autorité de Bagdad et aux forces conjointes du gouvernement central, dont les Hachd al-Chaabi et les forces de l’organisation Badr». L’organisation (anciennement Brigades Badr) est une milice irakienne constituée par les pasdaran sous l’ancien régime. Son commandant Hadi Al-Ameri est l’actuel chef de l’ensemble des milices réunies dans la coalition Hachd al-Chaabi, censée être contrô-lée par le gouvernement irakien. En réalité, cette milice irakienne est sous commandement iranien. Al-Ameri a la double nationalité iranienne et irakienne.

Certains rapports relèvent que les membres de milices Hachd al-Chaabi ont commis de nombreuses exac-tions après leur entrée dans les territoires occupés du Kurdistan irakien. Des organisations de défense des droits de l’homme ont déclaré, jeudi 2 novembre, que plus de 180 000 citoyens civils, majoritairement kurdes, sont actuellement victimes de déplacements forcés à la suite des affrontements entre le gouver-nement central et la région kurde du nord (Reuters, 2 novembre 2017). Selon le site «Kurdistan 24», des membres de Hachd al-Chaabi auraient assassiné, le 29 octobre, un journaliste-photographe de la chaîne Kurdistan TV dans le village Hafteh-Ghazi près de la ville de Dahough dans la province de Kirkouk. Ces milices sont également accusées d’avoir commis de nombreuses exactions contre les citoyens kurdes, pillant et incendiant des centaines de maisons dans plusieurs localités occupées le 15 octobre dernier.

Abu Mahdi Al-Mohandes, le commandant-adjoint de Hachd al-Chaabi, affirme: «Je suis fier d’être un soldat sous le commandement du général Ghassem Soleimani (site K 24-Erbil). Al-Mohandes est pourtant recherché par les forces irakiennes pour tentatives d’attentat contre l’ambassade des États-Unis au Ko-weït. Il figure également parmi les commandants de la force Qods des pasdaran.

Avec les Hachd al-Chaabi et les forces irakiennes s’approchant des frontières du GRK, les combats, c’est-à-dire la résistance des peshmergas, ont gagné d’intensité. Au cours de ces derniers jours, des affronte-ments violents ont été rapportés du triangle frontalier turco-irako-syrien.

La nouvelle position du GRK

Après le retrait de ses forces, le GRK a déclaré la suspension des résultats du référendum, appelant aux négociations avec Bagdad dans le cadre de la Constitution irakienne. Ce recul a été salué par les États-Unis et implicitement par le Conseil de Sécurité de l’ONU. Téhéran en a profité pour réclamer plus: «Même si la reculade de Barzani après d’un ‘référendum’ déjà tenu et sa résignation aux négociations (!) ne sont en soi guère suffisantes, il n’en demeure pas moins une avancée importante et significative… pour laquelle il faut saluer le rôle central joué par le général Soleimani», souligne le quotidien iranien Kayhan, proche du «Guide suprême» Ali Khamenei (25 octobre 2017). Bagdad a également déclaré que la «sus-pension» des résultats du référendum n’était pas suffisante et que ceux-ci devraient être «annulés».

Les États-Unis et la France ont cependant demandé à Bagdad d’accepter l’offre de dialogue d’Erbil. Dans un changement de position, le premier ministre irakien, Heidar Ebadi, a affirmé le 27 octobre avoir donné aux forces irakiennes l’ordre de stopper leur progression pendant 24 heures pour pouvoir négocier avec le GRK le positionnement de ces forces. Ces négociations auraient été entamées le 28 octobre à Mossoul.

L’avenir du Kurdistan irakien

Trois éléments seront sans doute déterminants dans les développements à venir:

> Négociations avec le gouvernement de Bagdad

Il en va de soi que la situation du GRK, par rapport à celle dont il jouissait avant les événements de sep-tembre et octobre, s’est nettement affaiblie. C’est pourquoi, lors des négociations entre les deux parties, on peut s’attendre à un énorme règlement de comptes de la part de Bagdad, sous l’influence du régime de Téhéran et du CGRI qui entendent faire avancer leurs propres projets, avec le GRK, et la personne de Massoud Barzani.

Après le référendum kurde, Ali Akbar Velayati, ancien ministre des Affaires étrangères de Téhéran et actuel conseiller de Khamenei, avait dit que Barzani était sur le point de chuter, et que les Kurdes eux-mêmes allaient à coup sûr le renverser avant même que le gouvernement central ne le fasse.

> Les divisions internes du Kurdistan

Dans les jours qui ont suivi le siège du Kurdistan, les pressions diverses des régimes iranien, truc et ira-kien et l’occupation de territoires par les pasdaran et les Hachd al-Chaabi, certaines factions kurdes ont commencé à collaborer avec Téhéran en tournant le dos au GRK et à Massoud Barzani. Il y a même eu des tentatives pour diviser le Kurdistan irakien en deux régions distinctes, la région de Suleimaniyeh et Halabja dans le sud, et la région d’Erbil et Dohouk dans le nord. Ainsi, la partition du Kurdistan aurait eu pour conséquence la diminution du pouvoir du GRK, maintenu depuis 1991, et la marginalisation du Parti démocrate kurde (PDK).

Par souci d’éviter l’effusion de sang et une attaque contre la région sous son contrôle, Massoud Barzani a décidé de s’écarter de la présidence du GRK, refusant que son mandat soit prolongé jusqu’à la prochaine élection présidentielle qui devait avoir lieu dans huit mois. Il a transféré ses prérogatives au parlement et au premier ministre Netchirvan Barzani qui lui succédera probablement à l’issu de la prochaine élection. Selon les observateurs, cette initiative clairvoyante a ajouté à son estime auprès de la population. Mais il faudrait les pressions américaines et européennes sur le gouvernement central pour éviter une autre tragé-die au peuple kurde.

> La politique américaine dans la région

Toutefois, l’intervention de Téhéran et des Hachd al-Chaabi au Kurdistan irakien ravive la confrontation géopolitique des États-Unis avec le régime iranien dans la région. Cette situation contribue à réactiver la même contradiction qui avait conduit à l’élaboration de la nouvelle stratégie de Washington vis-à-vis de l’Iran – inscription du CGRI sur la liste noire américaine comme entité terroriste et sanctions prises à son encontre. Le Secrétaire d’État Rex Tillerson avait demandé, lors de son entretien récent avec le premier ministre irakien, l’intégration des miliciens chiites aux ordres de Téhéran dans l’armée régulière irakienne pour que celle-ci soit libérée de l’emprise du régime iranien.

Même si la théocratie iranienne est considérée tactiquement comme le vainqueur principal de la crise du Kurdistan irakien, renforçant par-là son influence en Irak et au Kurdistan et portant un coup dur au parti indépendantiste kurde – obstacle majeur sur le chemin de son projet expansionniste –, la République isla-mique pourrait finir, d’un point de vue stratégique, le principal perdant de cette crise. Car l’exacerbation de la confrontation avec Washington entraînera une nouvelle configuration au Kurdistan. Les forces de Massoud Barzani et d’autres factions kurdes qui s’étaient gardées de réactiver leurs points de discorde avec Téhéran, vont s’employer à créer un front hostile au régime du Guide suprême jusque-là inexistant.

Par ailleurs, les États-Unis et la France ne pourront plus se contenter du rôle d’observateurs des avancées de la République islamique dans la région. La situation intérieure de l’Iran ne peut, non plus, être ignorée: ces activités extraterritoriales sont très mal vues par la population iranienne en prise à des crises financiè-res. Le Kurdistan iranien, sous une chape de plomb, est une poudrière. La population de cette région souf-fre énormément depuis plus de trois décennies d’une répression brutale, religieuse et ethnique, de la part de Téhéran. Et les mécontentements envers le pouvoir des mollahs se généralisent un peu partout en Iran, y compris à Téhéran. Les autorités iraniennes sont de plus en plus préoccupées par une population exas-pérée qui risque de ne plus être contrôlable.

* Citoyen suisse d’origine iranienne résidant à Neuchâtel, Gholam-Hossin Vakilzadeh est né dans la ville de Chiraz. Militant contre les excès du régime iranien, il est membre de l’Association des experts iraniens en Suisse.

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