Agora

La famille comme seul rempart

Des associations de familles se battent pour que la psychiatrie ne soit plus le parent pauvre du système de santé marocain. Trop souvent, les personnes vivant avec une maladie psychique se retrouvent à la charge de l’entourage qui est totalement désemparé et qui, parfois, se tourne vers la «tradithérapie».
Maroc

«On n’a jamais accordé d’importance à la prise en charge des malades psychiques», soupire au téléphone le Dr Bouchaib Karoumi, psychiatre et pédopsychiatre à Casablanca, auteur de La schizophrénie au Maroc: «Ici, la santé mentale n’a jamais été une priorité.»

Et pourtant… Selon les chiffres du Ministère de la santé du royaume, un Marocain sur deux, âgé de 15 ans et plus, souffre ou a souffert d’un trouble mental. Cinq millions des sujets de Sa Majesté Mohammed VI présentent des symptômes de dépression. Plus d’un tiers des psychiatres pratiquent à Casablanca ou à Rabat, la capitale. Pour ce qui est des structures d’accueil, le royaume compte moins d’un lit pour 10 000 habitants. Le Ministère de la santé a indiqué, en 2014, vouloir créer trois hôpitaux psychiatriques régionaux d’ici à la fin 2016 afin de porter le nombre de lits à 3400. Mais ces trois hôpitaux, avec quatre unités de pédopsychiatrie, tardent à sortir de terre.

«Non seulement le Maroc n’a pas les moyens de construire des structures de prise en charge du jour au lendemain, mais en plus on ne peut en créer faute de spécialistes en nombre suffisant, regrette le Dr Karoumi. Et c’est la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent qui est le parent le plus démuni du système de santé marocain. Sur tout le territoire, nous sommes moins de 30 pédopsychiatres formés, pour une population de 34 millions d’habitants.»

«Bien que le Ministère de la santé ait décidé récemment de faire de la psychiatrie sa priorité numéro deux, il reste beaucoup à faire, s’indigne Naima Trachen, présidente d’Amali, une association de soutien aux familles ayant un proche touché par la schizophrénie, créée en février 2007 à Casablanca. On déplore non seulement un manque de lits et de personnel soignant, mais aussi l’absence de structures intermédiaires pour la réinsertion sociale des malades. La majorité des familles qui nous demandent de l’aide se plaignent que les malades en crise soient renvoyés dans le milieu familial, alors qu’un patient en pleine décompensation psychotique peut représenter un danger pour lui-même, pour son entourage, et aussi pour son quartier!»

Le Conseil national des droits humains (CNDH) a mis en lumière, dans un rapport intitulé «Santé mentale et droits de l’Homme: l’impérieuse nécessité d’une nouvelle politique», le budget insuffisant consacré à de nouvelles structures et à la prise en charge des personnes souffrant d’une maladie psychique et les conditions parfois inhumaines des internements.

Ce manque flagrant de structures et de personnel qualifié pousse les familles à se tourner vers la «tradithérapie»: «Souvent, les familles consultent des marabouts, puisqu’elles n’ont pas d’autres solutions», souligne Naima Trachen.

Très présente au Maroc, y compris dans les métropoles, la «tradithérapie» a défrayé la chronique en 2015, lorsque les autorités évacuèrent 800 personnes malades psychiques de Bouya Omar, un mausolée près de Marrakech connu pour ses séances d’exorcisme: «Auparavant, la tradition voulait que les maladies psychiatriques soient interprétées comme une possession ou un ensorcellement, explique le Dr Karoumi. Mais la tendance bascule vers la modernité. Des marabouts m’ont envoyé des patients. J’ai aussi des patients qui me demandent s’ils peuvent aller consulter un marabout. Je leur réponds ‘oui’, à condition qu’ils prennent leurs médicaments.»

Non seulement les personnes vivant avec une maladie psychique souffrent de la pénurie de structures adaptées, mais elles sont en plus confrontées à une stigmatisation omniprésente: «Les familles tardent à emmener leur proche malade en consultation chez un psychiatre, souligne la présidente d’Amali. Elles ont honte et craignent d’être montrées du doigt, ce qui retarde le diagnostic et complique la prise en charge. Certaines familles cachent leur malade à leur entourage.» Dans certains douars (villages de province), on a trouvé des personnes malades psychiques vivant à même le sol, enchaînées à un poteau.

Au Maroc, les soins sont gratuits pour les plus démunis. Mais ce sont les familles qui supportent seules le poids d’un proche malade: «La famille est le seul rempart contre la désocialisation du malade. Elle doit acheter les médicaments et faire face, seule, à une maladie très complexe. Les malades chroniques restent à la charge des familles. Quand les familles vieillissent, puis disparaissent, les patients sont livrés à eux-mêmes. Ils se clochardisent, traînent dans les rues, se nourrissant de ce qu’ils trouvent dans les poubelles», déplore Naima Trachen.

La présidente d’Amali conserve néanmoins une petite lueur d’espoir: «De nouveaux textes de loi figurent à l’ordre du jour du Parlement. Nous souhaitons qu’ils permettent enfin aux patients de bénéficier d’une meilleure prise en charge et d’avoir une meilleure qualité de vie. Le rôle de la famille est crucial. C’est la raison qui nous a amenés à lancer le programme de psychoéducation ‘Profamille’, depuis 2009. Nous espérons également réaliser, grâce à des dons, un projet pilote de logements sociaux pour des personnes sans famille, avec un accompagnement et un encadrement adapté.»

*Paru dans Diagonales n° 117, mai-juin 2017, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique, www.graap.ch

Opinions Agora Murat Karaali Maroc

Connexion