Contrechamp

«Pour votre liberté et la nôtre»

«Après la bouffée d’air frais des années 1990, mon pays a replongé dans un marécage de peur et de mutisme.» Pour l’écrivain russe Mikhaïl Chichkine, le sens de la vie ne se résume pas à la survie, il s’inscrit dans le combat pour la liberté et la dignité humaine. Une lutte à mener à la fois contre un Etat répressif et contre l’indifférence des autres.
Mikhaïl Chichkine. Writers unlimited / DR
Liberté d’expression

Notre fils a trois ans. Nous sommes allés avec lui au musée des Beaux-Arts. Nous passions de salle en salle, cherchant, sur les toiles des grands maîtres, des chiens, chats, oiseaux, chevaux. Un tableau représentait la Vierge Marie enceinte. Notre fils nous a demandé pourquoi son ventre était aussi gros. Je lui ai dit qu’elle avait un bébé dedans, et qu’il allait bientôt naître. Nous avons continué notre visite. Quelques salles plus loin, notre fils a couru en arrière: il voulait voir si le bébé était déjà né.

En 1968, en signe de protestation contre l’entrée des tanks soviétiques à Prague, quelques personnes se sont rendues sur la place Rouge et y ont déployé des banderoles «Pour votre liberté et la nôtre». Elles ont été immédiatement arrêtées. J’avais sept ans à l’époque, et je n’en ai rien su. Et tout notre immense pays n’en a rien su non plus. Les destins de ces gens furent brisés, ils ont subi des années de prison ou d’asile psychiatrique. Après l’effondrement de l’URSS, on a commencé à écrire, à faire des films sur eux. Leur action était devenue un symbole de résistance, et eux, des héros de la lutte pour la liberté.

Quand les archives du KGB se sont ouvertes pour un court moment, on a découvert que d’autres gens, dans d’autres villes de l’immense empire, avaient également protesté en août 1968, et avaient aussi été emprisonnés. Simplement, leurs actions de protestation et leurs destins brisés étaient restés ignorés de tous. Les organisations occidentales de défense des droits de l’homme n’avaient pas entendu parler d’eux, personne n’avait exigé leur libération. Et plus tard, on n’a pas fait de films sur eux, ils ne sont pas devenus des héros. Ils n’ont pas reçu de prix, personne n’a trinqué à leur courage aux congrès internationaux du PEN club. Ils n’ont pas reçu l’auréole des martyrs, ils ont été martyrisés dans le silence et l’anonymat.

Pendant un court laps de temps, on a pu croire que ces audacieux avaient vaincu le système et que leur sacrifice n’avait pas été vain. Mais leur victoire s’est révélée illusoire.

«Le 11 septembre 2016, Kossiev, le directeur de la colonie pénitentiaire, est venu me trouver avec trois employés. Ensemble, ils ont commencé à me passer à tabac. Ils m’ont battu à quatre reprises ce jour-là, à coups de pied. Après la troisième fois, ils m’ont plongé la tête dans la cuvette des toilettes de la cellule. Le 12 septembre 2016, des employés de la colonie sont entrés dans ma cellule, ils m’ont menotté les mains dans le dos et suspendu par les menottes. Ce mode de suspension est extrêmement douloureux pour les poignets, et vous tord les coudes en arrière, provoquant des douleurs terribles dans le dos. Je suis resté une demi-heure dans cette position. Puis ils m’ont enlevé mon slip et m’ont dit qu’ils allaient m’amener un autre détenu qui me violerait si je n’acceptais pas de cesser ma grève de la faim.»

Ce passage est tiré d’une lettre du prisonnier politique Ildar Dadine, jeté en prison pour avoir effectué, devant le Kremlin, un piquet solitaire pour protester contre la guerre avec l’Ukraine, «pour votre liberté et la nôtre». Dans un autre piquet, il avait brandi un panneau: «Tais-toi! Et quand ils viendront te chercher demain, c’est le suivant qui se taira.»

Après la bouffée d’air frais des années 1990, mon pays a replongé dans un marécage de peur et de mutisme.

La sagesse de la majorité n’est autre que l’expérience de survie accumulée par des générations

Au besoin de liberté, s’oppose en l’Homme un besoin tout aussi pressant de servitude.

Pour mon père, les dissidents qui luttaient pour la liberté d’expression n’étaient pas des héros, mais des traîtres. A 17 ans, il était parti comme volontaire sur le front, pour défendre sa patrie. Son père, mon grand-père, a été tué par l’Etat en tant qu’«ennemi du peuple». En défendant la patrie, les esclaves défendaient un régime esclavagiste. Il n’y a là rien de nouveau. Dans sa pièce sur la Rome antique, Dürrenmatt l’a formulé par la bouche de Romulus: «L’Etat se nomme toujours patrie, quand il prépare un assassinat.»

Ceux qui luttent pour la liberté doivent s’opposer non seulement à un Etat répressif, mais aussi à la majorité de la population. Ils se battent pour la liberté de leurs concitoyens, mais ces concitoyens, dans leur ensemble, les considèrent comme des traîtres ou, dans le meilleur des cas, estiment que leur sacrifice est absurde. Pour des gens habitués à survivre, réfléchir aux principes permettant d’établir une société civile n’est pas plus d’actualité que de s’interroger sur l’étiquette de service à une table d’apparat quand on fait la queue à la soupe populaire. Pour une grande majorité, le terme même de liberté d’expression est discrédité, parce qu’il est associé à une permissivité complète face au mal.

La majorité est toujours convaincue de sa propre sagesse et de son bon droit. La sagesse de la majorité n’est autre que l’expérience de survie accumulée par des générations. Cette sagesse des survivants sonne comme une condamnation: si vous périssez en défendant la patrie contre des ennemis, en sauvant un enfant d’une maison en flammes, vous faites preuve d’héroïsme, mais qui sauvez-vous? A quoi bon sacrifier en vain sa vie, risquer sa liberté, perdre son travail et ses amis, si cela ne change rien à rien? Et surtout, en vous sacrifiant, vous sacrifiez ceux que vous aimez! Qui vous a donné le droit d’estropier la vie de vos proches? Vous êtes prêts à mourir pour des choses qui n’existent pas: des mots. D’un côté de la balance, des gens en chair et en os, qui ont besoin de vous. De l’autre: des mots. Liberté de la presse, droits civils, respect de la Constitution. Est-ce que ces belles paroles sont plus importantes que les gens que vous aimez? Seuls des romantiques infantiles, qui n’ont pas le sens des responsabilités, peuvent se comporter ainsi. Etre prêt à mourir pour de belles phrases, c’est signe qu’on se complaît dans un absolutisme d’adolescent. Vous êtes des fanatiques! Vous êtes mus par une énergie autodestructrice, vous n’êtes pas devenus adultes, vous ne voulez pas construire une maison, planter un arbre, donner de l’amour à votre enfant. Et pourtant, c’est si important, d’aller au musée avec son fils le dimanche! A cause d’idéaux abstraits, vous refusez la vie réelle. Et puis, vous cherchez simplement un moyen de sauver votre âme! Votre héroïsme n’est que le revers de votre égoïsme. N’est-ce pas pur égoïsme, que de faire périr sa famille pour sauver son âme? Vous n’êtes rien d’autre qu’une anomalie biologique, vous faites partie des individus dotés d’un instinct de conservation atrophié, c’est scientifiquement prouvé! Il existe un type d’individus ressentant un besoin particulièrement prononcé de sacrifice. Ces individus trouvent leur jouissance dans le martyre, c’est une passion dévorante, plus forte que n’importe quelle drogue. Il n’est pas besoin de leur proposer à deux fois de monter sur l’échafaud. Quand vous vous faites humilier, vous ressentez une supériorité morale. Vous vous placez parmi les élus, les meilleurs. Alors, ne vous avisez pas de dire que vous l’avez fait pour nous! Personne ne vous demandait de vous sacrifier! Et surtout: vous êtes naïfs. Croire que, sur cette terre si imparfaite, la liberté, l’honnêteté et la bonté pourraient triompher, c’est comme de croire aux miracles. Peut-on vraiment laisser sa vie s’effilocher parce qu’on croit dans la force des mots, qu’on est persuadé qu’un miracle est possible?

Par leur lutte, ils justifient notre existence à tous sur cette terre

La peur est source de vie, elle est aussi naturelle que de respirer ou de se nourrir. C’est l’instinct de survie. Ceux qui se sacrifient pour des principes se rebellent contre la vie elle-même. Pour eux, le sens de la vie n’est pas de survivre, mais de conserver sa dignité humaine.

Quand, dans les années 1930, on est venu trouver Boris Pasternak pour lui demander de signer une lettre exigeant de fusiller des «ennemis du peuple», sa femme enceinte s’est traînée à ses pieds en le suppliant de signer, au nom de l’enfant. Il a répondu: «Si je signe, je deviendrai un autre homme. Et le destin de l’enfant d’un autre homme m’est indifférent.»

Ce n’est pas de l’héroïsme, c’est autre chose. L’impossibilité de cesser d’être soi-même.

Un mois avant sa mort, Boris Nemtsov avait dit, dans une interview: «Chacun doit décider pour lui-même s’il est prêt à prendre des risques ou non. Je ne peux parler que pour moi. Je suis heureux de pouvoir dire la vérité, d’être moi-même et de ne pas ramper devant un pouvoir pitoyable et voleur. La liberté coûte cher.»

Ces gens ne sont pas des victimes. Chaque fois, ils choisissent délibérément la liberté. Combien de fois ont-ils eu la possibilité de renoncer à eux-mêmes, et toujours, ils ont fait leur choix, même s’il équivalait à la prison ou la mort. Ces gens sont plus libres que les autres.

Elias Canetti a écrit un jour: «Je me demande si, parmi ceux qui construisent leur vie universitaire paisible, protégée et bien réglée sur l’existence d’un écrivain qui vécut dans la misère et le désespoir, il en est un seul qui ait honte de lui-même.»

J’ai l’impression que tous ces hommes et femmes – ceux qui ont manifesté sur la place Rouge en 1968, et Anna Politkovskaïa, et Boris Nemtsov, et Ashraf Fayad, et Malini Subramaniam, et tant d’autres, nous demandent, par toute leur vie: n’avez-vous pas honte?

Ces gens sont dérangeants, comme notre conscience. Ces gens et leur destin sont un reproche vivant à chacun de nous.

J’ai honte.

C’est justement parce qu’il est impossible d’exprimer notre gratitude et notre reconnaissance à tous, connus et inconnus, qu’il faut le faire à des gens en particulier, et à travers la personne d’un poète palestinien et d’une journaliste indienne, notre reconnaissance, notre admiration et notre gratitude vont à tous ceux qui ont manifesté, manifestent aujourd’hui et manifesteront toujours sur la place «pour votre liberté et la nôtre», quel que soit le danger encouru. Notre gratitude s’adresse à des milliers et milliers de gens merveilleusement courageux, même à ceux dont nous ne saurons jamais le nom.

«Sept personnes sur la place Rouge, ce sont au moins sept raisons pour lesquelles nous ne pourrons plus jamais haïr les Russes», a écrit un journaliste tchèque à propos des manifestants de 1968. En continuant la lutte, même sans espoir de victoire, de tels individus ont, de tous temps et dans tous pays, joué un rôle essentiel: ils sauvent l’honneur de leurs concitoyens et celui de toute l’humanité. Par leur lutte, ils justifient notre existence à tous sur cette terre. Ils le font pour prouver que les valeurs pour lesquelles ils souffrent sont authentiques. Ils le font par amour de la vie. Ils le font pour que quelqu’un puisse – pour eux – aller le dimanche au musée avec ses enfants, pour que nous puissions croire aux miracles.

Je vais retourner au musée avec mon fils. Et si le bébé était né? I

 

CHICHKINE À LAUSANNE

Né à Moscou en 1961 et installé à Zurich depuis 1995, Mikhaïl Chichkine est l’un des auteurs russes contemporains les plus importants. Il sera présent lors de la soirée d’anniversaire des 30 ans des Editions Noir sur Blanc lundi 3 avril, au théâtre de Vidy, à Lausanne. Soirée ouverte au public, sur inscription uniquement: 30ans@noir-sur-blanc.ch

>> Discours prononcé le 19 janvier 2017 lors de la remise des prix de la Liberté d’expression du PEN club à La Haye. Traduit du russe par les Editions Noir sur Blanc.

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