Un terrain de lutte
Deux articles récents du Courrier me semblent traiter de l’économie collaborative de façon assez confuse. L’interview de Nicolas Bouzou, auteur de L’innovation sauvera le monde (!) est titrée «Si aujourd’hui Uber et Airbnb nous menacent, à terme ils seront notre salut» (Le Courrier du 7/10/2016). Rien de plus faux. Ignacio Ramonet traite d’emblée l’économie collaborative de nouvel avatar «d’une économie de marché libéralisée et prédatrice» (Le Courrier du 14/11/2016). C’est négliger les potentialités sociales positives à l’origine de l’économie collaborative, que Uber et Airbnb ont dévoyées.
La véritable économie collaborative est une nouvelle manifestation d’une forme d’organisation séculaire: les communs. C’est ainsi, par exemple, que des dizaines de milliers de pêcheurs à travers le monde s’organisent pour partager et réglementer la pêche sur des zones côtières. Ou que les praticiens des logiciels libres ont réussi à défendre les biens communs des savoirs virtuels contre la tentative de mainmise privée d’entreprises telles que Windows.
L’innovation technique offrirait aussi la possibilité à des conducteurs de taxi (pour prendre l’exemple d’Uber) d’organiser une coopérative plus efficace pour un coût minimal. Mais un capitaliste s’est déjà interposé entre conducteurs et public, imposant des conditions de travail très mauvaises aux conducteurs et prélevant un énorme profit, alors qu’il ne fournit que l’usage d’un logiciel. Sous cette forme-là, l’économie collaborative est effectivement un nouvel avatar – encore plus parasitaire et prédateur – du capitalisme. Michel Bauwens le nomme très justement le «captalisme», puisqu’il capte du profit sur du travail humain sans même apporter du capital (ici, les voitures).
On peut aussi citer l’exemple des sites de covoiturage. A l’origine services gratuits collaboratifs, ils sont aujourd’hui menacés par l’expansion de BlablaCar, qui prélève 15% sur les participations aux frais et pèse 10 millions d’euros en chiffre d’affaires. C’est une erreur de parler d’«économie collaborative» sans distinguer ces nouvelles formes d’exploitation – qui doivent d’urgence être interdites ou au moins régulées – des véritables initiatives d’économie collaborative.
Il faut reconnaître en celles-ci une nouvelle société qui pointe, malgré les efforts du capitalisme pour les détourner. Aujourd’hui, les possibilités techniques, le niveau d’éducation et le dégoût généralisé vis-à-vis des inégalités, de l’exploitation et de l’organisation hiérarchique de la société capitaliste relancent l’intérêt pour l’économie collaborative – pour les communs – dans tous les domaines: ceux du virtuel, mais aussi l’agriculture contractuelle, les coopératives de toutes sortes, l’économie sociale et solidaire, etc. En politique aussi, la demande pour des fonctionnements collaboratifs, plus horizontaux, moins hiérarchiques, est forte.
Le capitalisme parviendra-t-il à faire virer ce rêve dans un nouveau cauchemar? C’est sans doute le paradigme général de notre avenir qui est en jeu.
* Militant altermondialiste et écologiste, GE.