Triomphe de la post-citoyenneté
Aux optimistes, je dirai que nous sommes en 1933, et que depuis quinze années le pire traçait son chemin sans hésitation ni repentir. Que nous avons déployé à son égard des talents impressionnants de dénégation et d’occultation, avec une virtuosité renouvelée. Que nous avons encouragé la duperie collective, alimenté les clivages sociaux, massacré une à une les conditions du «bien-vivre-ensemble», enfin favorisé l’omertà sous toutes ses formes… Et aux autres, je dirai que nous sommes plutôt en 1938, que nous fonçons avec l’ardeur d’automobilistes décérébrés vers le Platane final!
Les Etats-Unis d’Amérique étaient déjà la plus grande prison au monde, mais nous pouvons compter sur eux pour faire beaucoup mieux… Un remake d’Armageddon qui ramènera House of Cards au statut de dessin animé pour les bébés. Mais qui est comptable de cette «catastrophe» qui tétanise les belles âmes? Certainement pas le seul Roi Donald et ses électeurs! Les responsables et coupables ne sont autres que nous-mêmes, tous les post-citoyens d’Amérique du nord et d’Europe qui avons cédé de longue date dignité et jugement en échange du plat de lentilles de l’indigence et de la complaisance. Certes oui, à ce glissement progressif ont contribué tous les invisibles, déclassés et dégradés de la terre, évincés par la financiarisation néolibérale. Cependant, le désastre reste imputable pour l’essentiel à des décideurs politiques, religieux, économiques, syndicaux, cyniques et déréalisés; à des intellectuels et journalistes «irresponsables»; à des enseignants et formateurs ayant renoncé à leurs missions.
Pour quiconque a conservé une larme d’esprit critique, ce que met en évidence cet événement logique, c’est non seulement l’imbécillité sans limite qui est le carburant de notre aimable «civilisation», mais encore les moyens par lesquels elle déploie son contrôle.
Qu’est-ce à dire? Que nous sommes pris dans la gangue d’une matrice ne laissant plus aucun espace pour la pensée, ni même pour la respiration sous ses formes élémentaires. Cette civilisation, à la fois numérique, postmoderne et post-citoyenne, se dresse contre la culture et contre tout ce que la culture représente en termes de «progrès» et d’aspirations, de pluralisme et de diversité. Alors que la culture élève l’homme par le partage des idées, formes et expressions, «la civilisation» n’a pour objectif que de le cadenasser par l’information et la conformation à ses paradigmes. Afin de s’imposer, elle utilise des codes (monétaire, linguistique, juridique…) qui permettent d’étendre la domestication des esprits et des corps susceptibles d’échapper à son emprise.
Or, cette matrice inhérente à tout projet de «civilisation» s’est vue dotée depuis trois décennies d’outils de codification à la puissance exceptionnelle, portant plus loin encore la domestication: les TIC (technologies de l’information et de la communication). Avec elles, la codification acquiert une efficacité bien plus redoutable que la langue latine ou le Code civil napoléonien. En effet, tout devient possible «en un clic», à la faveur d’un tweet ou d’une rumeur publiée massivement par les réseaux dits «sociaux». Le directeur du FBI peut ainsi sans risque faire couronner son champion, lequel n’hésite pas à rameuter sur le fil numérique les derniers votes lui permettant de franchir la ligne in extremis.
Cependant, cette prophétie qui s’auto-exécute n’est pas le «produit» des TIC. Tout au contraire, ce sont des hommes et des femmes ordinaires qui la mettent en branle et la font triompher. Cela n’advient que parce qu’ils sont entièrement codifiés eux-mêmes, dépouillés de tout attribut de pensée et a fortiori de toute «conscience citoyenne». Le nouveau «code électoral» s’impose à eux comme les autres codes: vestimentaire, alimentaire, musical, social, religieux… Ils votent désormais en conformité avec la règle supérieure naguère énoncée par le vénérable Pierre Dac: «Contre tout ce qui est pour, et pour tout ce qui est contre!», ce qui permet d’introniser aussi bien Beppe Grillo que le Roi Donald. D’un autre côté, ils réagissent sans délai ni sursaut aux stimuli numériques diffusés par voie intraveineuse du type: «Nous manquons de voix sur la Floride: tu es la clé du scrutin!».
L’indignation à chaud qui interprète ce qui triomphe aujourd’hui comme un simple cocktail de populisme, racisme, extrémisme… apparaît ainsi faible et paresseuse. Bien plus loin, je suggère d’entendre que ce qui a eu lieu le 8 novembre 2016 est la manifestation éclatante d’un basculement historique dans la post-citoyenneté.
* Philosophe et consultant, anime le réseau transnational du Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations (GERM). Dernier ouvrage paru: Pour en finir avec «la civilisation», Ed. Yves Michel, 2016.