Réenchanter la politique par la dérision
Au lendemain de l’effondrement de 2008, la capitale de l’Islande était l’image de la désolation. La forêt de grues hérissée durant la bulle financière avait disparu. Les immeubles inachevés de Reykjavík offraient au blizzard leurs flancs de béton brut. Une partie importante de la population, surendettée, perdait son logement ou se saignait aux quatre veines pour le conserver. Lors des municipales de 2010, les électeurs désemparés choisirent pour maire un acteur humoriste, M. Jón Gnarr.
La candidature de ce punk gravement dyslexique au parcours tourmenté1 value="1">Qu’il raconte dans deux livres traduits en anglais, The Indian et The Pirate, Deep Vellum, Dallas, 2015 et 2016., admirateur de Tristan Tzara, Pierre Joseph Proudhon ou Mikhaïl Bakounine, était au départ purement parodique. Il déclarait vouloir le pouvoir pour «[s’]en foutre plein les poches sans se fatiguer» et en profiter pour «placer [ses] proches à des postes juteux». Il était accompagné de musiciens et d’acteurs, beaucoup dans l’entourage de la chanteuse Björk, qui se qualifiaient eux-mêmes d’«anarchistes surréalistes». Annonçant qu’elle trahirait ses promesses électorales, la liste du Meilleur parti proposait l’abolition de toutes les dettes, des voyages surprises pour les personnes âgées, l’obligation pour les hommes de rester à la maison certains jours ou l’introduction dans le pays d’ours blancs, d’écureuils et de grenouilles.
Devenu maire, M. Gnarr s’est associé aux sociaux-démocrates pour diriger cette municipalité qui fut longtemps un bastion du Parti de l’indépendance (conservateur) et qui abrite plus du tiers de la population du pays. Il a endossé alors un nouveau rôle. Le provocateur je-m’en-foutiste a fait place à un personnage d’une humilité désarmante. Les habitants de la capitale l’ont suivi dans sa démarche de transparence et de démocratie participative. Et ce personnage atypique a paradoxalement été l’homme de la situation. Les Islandais, plongés dans la récession, ne croyaient plus aux promesses et sentaient que le mieux serait gagné à la marge, dans la qualité de vie.
La crise a aidé M. Gnarr et ses amis à transformer une ville où la «bagnole» était reine en une capitale écologique, branchée et pourvue d’un très dense réseau de pistes cyclables. Passés brutalement de l’opulence à la récession, les Islandais ont liquidé leur troisième voiture, voire leur deuxième, et la circulation a diminué. Les pistes cyclables doublant une voie piétonne se sont multipliées – ce qui agace aujourd’hui les automobilistes avec le retour de la prospérité et des bouchons.
M. Gnarr a voulu donner la parole à la population. Mais en dépassant le chauvinisme de quartier. Deux programmeurs avaient créé des forums pour un «meilleur quartier» et un «meilleur Reykjavík». Loin de se sentir court-circuitée, la municipalité les a encouragés. Ainsi, chaque habitant peut lancer une initiative sur ces plates-formes. Une discussion s’ouvre alors: pour ou contre, les intervenants participant sous leur nom. Le projet qui a le plus de soutiens obtient un financement immédiat. Toutes les positions doivent être expliquées et justifiées, ce qui exclut les mouvements d’humeur, les rancœurs et les effets de manche.
Aux élections municipales de 2014, la classe politique attendait Jón Gnarr au tournant. Après avoir goûté au pouvoir, n’allait-il pas rempiler? C’était dans la logique des choses, il allait enfin devenir l’un des leurs. Au zénith dans les sondages, l’homme annonçait qu’il quittait la politique. Il a refusé d’y revenir en 2016 après l’épisode des «Panama papers», quand ses admirateurs lui ont demandé d’être candidat à l’élection présidentielle. L’aventure continue pour le Meilleur parti, qui s’est transformé en parti Avenir radieux. Il compte six députés au Parlement et gère toujours la municipalité au sein d’une coalition dirigée par un social-démocrate, avec la participation des écologistes de gauche et du Parti pirate.
Jadis morne capitale dès la tombée de la nuit, Reykjavík est devenue avec l’explosion du tourisme une ville vivante, gaie, dynamisée par de nombreux événements culturels et un sentiment de sécurité dont l’effet est contagieux. Accusés souvent d’abîmer la nature, les visiteurs ont rendu la ville plus écologique en se déplaçant à pied, ce que les Reykjavikois ne pratiquaient plus guère. Ils ont certes fait monter le tarif des consommations, mais sans eux les nombreux bars et restaurants qui ont éclos n’existeraient pas. Ombre au tableau, il leur faut de la place. Les grues sont de retour. La municipalité de gauche accorde des permis de construire à des hôtels de luxe, alors que les habitants les plus pauvres n’arrivent pas à se loger. Le succès très rapide d’Airbnb raréfie les locations disponibles à l’année et tire les prix à la hausse. L’opposition de droite, hier favorable à la destruction des vieilles maisons en bois, se découvre des états d’âme esthétiques et critique le bétonnage du centre.
En 2010, M. Gnarr promettait du rêve à bon marché dans une capitale paupérisée. La construction d’échangeurs sur les artères reliant les quartiers éloignés par un étalement urbain jusqu’ici sans limites sera sans doute l’enjeu du prochain scrutin auprès d’une population de nouveau enrichie. Une ville à deux vitesses, au sens propre, se dessine: un centre coquet sans voitures où l’on marche aisément et des banlieues banales suréquipées en automobiles où l’on roule au pas.
Notes
* Journaliste, auteur de l’ouvrage Les Islandais, Ateliers Henri Dougier (HD), Paris, 2014, et de Reykjavík, Signal Books, coll. «Innercities Cultural Guides», Oxford, 2013. Paru dans Le Monde diplomatique d’octobre 2016.