«La Marmite», un chaudron culturel et citoyen
Projet d’action culturelle, La Marmite organise des parcours mettant en relation – huit à dix mois durant – des groupes sociaux éloignés des lieux d’art (salles de spectacles, musées, cinémas, etc.), des artistes (écrivain-e-s, musicien-ne-s, plasticien-ne-s, danseurs-euses, cinéastes, etc.), des intellectuel-le-s, des poètes et des médiateurs-trices. L’association adresse prioritairement ses parcours culturels au «non-public» (Francis Jeanson), aux publics spécifiques ou éloignés de la culture – soit, généralement, des catégories socio-économiques précaires ou en quête de reconnaissance (chômeurs, migrants, adolescents, aînés, travailleurs pauvres, enfants provenant de milieux modestes, etc.). Avec, entre autres partenaires, l’écrivaine Annie Ernaux, les philosophes de l’émancipation et du social Jacques Rancière, Franck Fischbach, les sociologues critiques de la culture Bernard Lahire, Serge Chaumier, la théoricienne de la médiation culturelle Elisabeth Caillet, la Ville et la Comédie de Genève, Pro Helvetia et La Bâtie-Festival de Genève.
Action culturelle et artistique
L’origine et la forme du projet tiennent à différents constats, dont celui de l’échec relatif de la démocratisation culturelle traditionnelle par défaut de prise en compte des obstacles psychosociaux, cognitifs et symboliques dans l’accès à l’art. Sens et valeur de l’art ne sont pas, pour La Marmite, des émanations transcendantes ni le produit de codes celés dans les œuvres qu’il conviendrait simplement de déchiffrer; ils sont matières à jeu des interprétations. Une transaction collective du sens libère la réception, épanouit la polysémie des œuvres. Conçue comme le miel d’authentiques rapports humains, semblable médiation charrie une dimension sociale: pour paraphraser le sociologue Antoine Hennion, il n’y a rien à partager de plus important que le partage lui-même, que cette rencontre humaine, ce commun autour d’un objet.
Projet d’action artistique pas indifférent à la vogue des créateurs considérant le public à même le processus de la création, La Marmite prévoit qu’une œuvre d’art (photographies, écrits, œuvres plastiques, films, etc.) – fruit d’une création partagée entre les participants et des artistes – cristallise les représentations et les sentiments des groupes sociaux et conclut leur parcours. Chaque groupe compte un-e artiste d’une discipline différente en son sein. L’enjeu de cette présence tient en ceci que La Marmite ne souhaite pas restreindre son intervention à une simple action de démocratisation culturelle.
Projet d’action citoyenne, La Marmite entend donner de la visibilité aux «sans-part» (Jacques Rancière), de l’audibilité aux «sans voix» (Erri De Luca) et pourvoir à l’inscription sensible de ces paroles «non autorisées» dans l’horizon démocratique. Une occasion pour cette population «de témoigner, de se faire entendre, de faire porter leur expérience de la sphère privée à la sphère publique» (Pierre Bourdieu, in La Misère du monde). Par la reconnaissance de l’égalité des participants, par l’affirmation de leurs points de vue, par la mise en débat de ceux-ci, les médiations de La Marmite s’envisagent non seulement comme l’occasion d’un approfondissement du rapport aux œuvres mais aussi comme un exercice de citoyenneté (d’empowerment comme disent les anglophones).
Un projet citoyen
La taille de nos groupes a été pensée de manière à favoriser la meilleure participation de chacun, l’audace d’être soi: en effet, suivant les acquis des théories de la dynamique des groupes restreints, en deçà d’un certain nombre, la stimulation est moindre; au-delà, des phénomènes de leadership réduisent le partage de l’interlocution.
Trois cercles investissent cette première saison de La Marmite: le Groupe Les Maîtres fous en hommage à Jean Rouch, lié à l’association Accroche – Scène active impliquant des jeunes en décrochage scolaire et social et suivi par les chorégraphes Laurence Yadi et Nicolas Cantillon (cie 7273), interrogera nos peurs individuelles et collectives, existentielles et citoyennes. Le Groupe Char en hommage au poète et résistant, issu de l’association Solidarité Femmes Genève et accompagné par le cinéaste Fabrice Aragno, questionnera les soubassements de l’humanité de l’Homme. Enfin, fruit d’une collaboration avec l’association ATD Quart Monde – Genève, rejoint par l’écrivain Jérôme Meizoz, le Groupe Jeanne des Abattoirs (en hommage à Bertolt Brecht) interrogera l’expérience de l’injustice.
Une université populaire nomade de la culture
En ces temps de montée du racisme, de la xénophobie, de l’intolérance et d’anémie de la citoyenneté, il est urgent pour notre démocratie d’infuser l’esprit critique en son sein. Or, nous constatons une relative démission des intellectuels, un manque du moins d’échanges entre la population et les «professionnels de la pensée»; aussi, en qualité d’université populaire de la culture, La Marmite entend-elle prévoir – à l’occasion de chacun de ses parcours artistiques – des rencontres avec des personnalités à l’intelligence vive et originale.
Héritière des «causeries populaires» pratiquées au début du XXe siècle lorsque les travailleurs entendirent s’approprier le savoir, la forme de ces rencontres espère lever les sentiments d’indignité et d’inaptitude ressentis par beaucoup face à la culture. Dans la suite de ladite causerie avec les groupes sociaux à laquelle ils prennent part en toute humilité, en toute intimité et en «égaux volontaires», les intellectuel-le-s invité-e-s (ces prochains mois: le sociologue Loïc Wacquant, le poète Jean-Pierre Siméon et le philosophe Maurizio Lazzarato) participent à une soirée, elle, publique. La forme de ce second moment est également singulière puisque ponctuée de lectures de textes par un-e comédien-ne (Nicole Bachmann, Pierre Banderet et Claude Thébert se relayeront dans cette fonction), de projections musicales ou filmiques et, bien sûr, de la participation du public.
Consciente que les meilleures intentions ne préviennent pas toujours des déconvenues cuisantes, que l’action culturelle peut glisser dans les condescendances de la charité, les travers du misérabilisme, l’association interrogera régulièrement ses manières et s’intéressera aux tentatives voisines. Tel sera l’enjeu des «veillées de La Marmite».
A cette enseigne seront prévues trois soirées par saison réalisées en collaboration avec la Haute école de travail social et ouvertes à toutes et tous. Chacune contribuera à éclairer la portée mais aussi les obscurités d’un des trois adjectifs qui qualifient le projet de La Marmite: artistique, culturel et citoyen. Interviendront des théoricien-ne-s, des praticien-ne-s de la démocratisation culturelle, de la création partagée, de la délibération citoyenne et/ou de l’action collective. A l’affiche de cette première saison: le politiste Antoine Chollet qui discutera l’articulation des notions de démocratie, d’égalité, de liberté, d’autonomie et d’émancipation; Nicole Reimann, Mélina Brede, Michèle Hurlimann et Gaby Chappuis qui évoqueront les expériences de médiation issues de la collaboration de la Fondation Cap Loisirs avec le Musée d’ethnographie de Genève et le Jardin botanique de la même ville; Catherine Quéloz et Liliane Schneiter, enfin, qui évalueront les heurs et malheurs de l’art collaboratif.
Le «nomadisme», enfin, des activités de La Marmite tient à son papillonnage: ses lieux d’intervention seront multiples (outre les associations, le théâtre, festival et Haute école déjà cités, mentionnons le Théâtre du Loup, St-Gervais Genève Le théâtre, le Théâtre de Carouge, Fonction: cinéma, le Cinéma Spoutnik, la Librairie du Boulevard, l’Université de Genève, etc.). Les escapades de certains parcours hors des frontières cantonales genevoises inviteront les participants à appréhender le paysage culturel romand comme une totalité organique.
En nomades fraternels et curieux. I
Une inauguration «manifeste»
Comme toutes ses activités, l’inauguration de La Marmite sera gratuite. Le dimanche 16 octobre à 16h, dans le cadre de la Fête genevoise du théâtre, à la Comédie de Genève, La Marmite dévoilera son ambition et ses équipes. Le même jour, à 20h30, même lieu, ouvert à toutes et tous, débutera un concert du trio Avodah. Patricia Draeger, Volker Biesenbender et Wolfgang Fernow ont, en effet, accepté de reformer leur trio historique pour marquer l’inauguration officielle de La Marmite. Le répertoire de ce groupe constitue en soi un vibrant manifeste: il voyage de l’ancien (musiques des Renaissances anglaise, allemande, italienne, française ou espagnole) au récent (Piazzolla, Ellington, The Beatles) et transcende les frontières des genres et des registres, de la culture encensée par la convention (Bach, Vivaldi, Bartók, Ibert) aux musiques populaires (de Roumanie, Hongrie, Bulgarie, Serbie). «Le Trio Avodah, affirmait le violoniste Yehudi Menuhin, représente l’essence même, le cœur de la musique. Ils ne font pas de la musique, ils sont la musique.»
MMi
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De l’Escalade à la Commune!
Le nom de La Marmite charrie les idées d’appétit et de commun. Bien sûr, pour les Genevois, il fait immédiatement allusion à la Mère Royaume. De fait, tout engagement – même universaliste – part d’une situation qu’il convient de ne pas ignorer. Or, ladite marmite fut à l’époque, en 1602, une «arme» associée au combat de la République comme entend l’être la culture citoyenne et critique diffusée par La Marmite. Le nom choisi, pourtant, fait également allusion à une seconde marmite, internationaliste celle-là. Ouvrier relieur, communard, syndicaliste, Eugène Varlin imagina en 1868 une cantine coopérative permettant aux ouvriers et artisans de se sustenter à prix modique qui se muait, une fois le corps de ses hôtes raffermi, en club d’échanges d’idées précisément nommé La Marmite; l’endroit – qui connut rapidement le succès – rassemblait des travailleuses et travailleurs unis sans dogmatisme par un idéal de transformation sociale. MMi