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Moumoutes, flingues et talonnettes

«Une version à peine plus sophistiquée d’un concours de popularité entre adolescents mâles»: voilà à quoi s’apparente la course au titre de leader du monde libre. Comme au lycée, le pire est de passer pour une «mauviette»; et, comme au lycée, ceux qui fournissent des efforts trop voyants pour avoir l’air à leur avantage ne peuvent espérer aucune pitié.
Présidentielle américaine

Propriétaire entre 1996 et 2015 du concours de beauté Miss USA, M. Donald Trump avait promis «de réduire la taille des maillots de bain et d’augmenter la hauteur des talons». Le jour de l’édition 2005, il clamait: «Si vous voulez voir un génie, n’allumez pas votre télévision ce soir; mais si vous voulez voir une très belle femme, vous devriez regarder.»1 value="1">Andrew Kaczynski, «Donald Trump said a lot of gross things about women on ‘Howard Stern’», Buzzfeed.com, 24 février 2016. Le milliardaire a fait l’objet de plusieurs plaintes pour viol, dont l’une concernant une adolescente de 13 ans. Tout en se vantant sans relâche de ses propres conquêtes et exploits sexuels, il avait envisagé en 2007 de produire un reality-show dans lequel des jeunes filles «aimant faire la fête» seraient envoyées dans un pensionnat où on leur «apprendrait les bonnes manières»2 value="2">Steven Zeitchik, «Trump’s “Lady” comes to Fox», Variety.com, 12 juin 2007..

Sa passion pour la plastique féminine va de pair avec une profonde répulsion pour le corps des femmes. L’avocate Elizabeth Beck a raconté (CNN, 29 juillet 2015) qu’en 2011 elle avait dû interrompre une réunion pour aller tirer son lait; M. Trump s’était alors levé, le visage rouge, et avait agité son index dans sa direction en répétant: «Vous êtes dégoûtante!» Traumatisé par une interview tendue avec la journaliste de la Fox Megyn Kelly, il frissonnait: «Vous pouviez voir du sang jaillir de ses yeux, de son… Bref!» (CNN, 7 août 2015). Et, le 21 décembre 2015, au cours d’un meeting, il commentait une brève absence de Mme Hillary Clinton, qui avait profité d’une pause publicitaire pendant un débat du Parti démocrate pour se rendre aux toilettes: «Je sais où elle est allée. C’est trop dégoûtant, je ne veux pas en parler. Non, ne le dites pas!»

Le symbole laisse rêveur: la première femme à accéder à l’investiture pour l’élection présidentielle dans l’histoire des États-Unis affronte un homme qui se distingue par un étalage de misogynie virulente. «Vous savez, elle joue la carte féminine. Sans cela, elle n’aurait aucune chance de gagner», a lancé le candidat républicain à propos de Mme Clinton lors d’un meeting, le 7 mai. Rien d’étonnant: quand un membre d’un groupe marginalisé – une femme, un Noir – vient jouer les trouble-fête sur la scène politique, «on lui reproche d’injecter des questions identitaires dans le débat, comme si cela détournait l’attention des vrais sujets», observe Jackson Katz3 value="3">Jackson Katz, Man Enough? Donald Trump, Hillary Clinton, and the Politics of Presidential Masculinity, Interlink Books, Northampton, 2016. La plupart des anecdotes citées ici en sont tirées.. Or, soutient l’essayiste, l’élection présidentielle américaine a toujours été une affaire d’identité. Sauf qu’auparavant personne ne le remarquait, car la seule identité qu’elle mettait en jeu était la masculinité – et, jusqu’à M. Barack Obama, la masculinité blanche.

«Une version à peine plus sophistiquée d’un concours de popularité entre adolescents mâles»: voilà, selon Katz, à quoi s’apparente la course au titre de leader du monde libre. Comme au lycée, le pire est de passer pour une «mauviette»4 value="4">Cf. Stephen J. Ducat, The Wimp Factor. Gender Gaps, Holy Wars, & the Politics of the Anxious Masculinity, Beacon Press, Boston, 2005.; et, comme au lycée, ceux qui fournissent des efforts trop voyants pour avoir l’air à leur avantage ne peuvent espérer aucune pitié. En 1988, le démocrate Michael Dukakis avait épargné aux républicains la fatigue de le ridiculiser eux-mêmes quand il avait cru bon de se faire filmer paradant à bord d’un tank, un casque sur la tête: on aurait dit un garçon de 4 ans effectuant son premier tour de manège. En 2004, le candidat John Kerry, tentant de rivaliser avec l’image de cow-boy du président sortant, M. George W. Bush, avait convié les photographes à une partie de chasse dans l’Ohio; les conservateurs avaient ricané de l’aspect un peu trop neuf de sa veste.

Cette année, cependant, M. Trump et ses concurrents de la primaire républicaine ont réussi la prouesse de se livrer à une version littérale du concours de celui qui a la plus grosse. En mai, M. Marco Rubio a insinué que le vieux play-boy au teint orange avait un tout petit pénis; l’intéressé a démenti en fanfaronnant. En janvier, lui-même s’était moqué d’une paire de bottines à talonnettes arborée par le sénateur de Floride, obligeant celui-ci à contre-attaquer en parlant football américain et armes à feu. Voir le débat politique sombrer dans de tels abysses inquiète jusqu’au militant masculiniste Dean Esmay: «On a une bulle de la dette étudiante sur le point d’exploser, une classe moyenne en cours de désintégration5 value="5">Hannah Levintova, «Even some men’s rights activists are worried about a Trump presidency», Mother Jones, San Francisco, 20 mai 2016.…» Encore un intello efféminé qui ne sait pas s’amuser.

M. Trump se vantait, lors d’un meeting, de pouvoir «tirer sur quelqu’un au milieu de la 5e Avenue sans perdre un seul vote». S’il était élu, son profil de président «petite frappe» ne serait toutefois pas une innovation. M. Vladimir Poutine en Russie, M. Nicolas Sarkozy en France (2007-2012), M. Rodrigo Duterte aux Philippines… Le premier voulait «aller buter les terroristes jusque dans les chiottes» (septembre 1999); le deuxième, «nettoyer au Kärcher» la cité des 4000 à La Courneuve (19 juin 2005); le troisième, élu le 9 mai dernier, a promis la mort de «cent mille délinquants dont les cadavres iront engraisser les poissons de la baie de Manille6 value="6">Cf. Harold Thibault, «Aux Philippines, ‘Duterte Harry’, le candidat à la présidence partisan des escadrons de la mort», Le Monde, 29 février 2016.».

Dans chaque pays, cet hypervirilisme prend racine dans une histoire particulière. Aux États-Unis, c’est Richard Nixon qui, dans les années 1970, a le premier eu l’idée d’exploiter le ressentiment des hommes blancs des classes populaires; non pas en leur redonnant la dignité économique qui leur avait été volée avec la complicité du Parti républicain, mais en plaçant le débat sur le terrain des «valeurs»7 value="7">Cf. Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, Marseille, 2013. et en les incitant à diriger plutôt leur colère contre les femmes libérées, les hippies, les minorités.

Nul n’aura incarné la réussite de cette stratégie mieux que Ronald Reagan. Face à un Jimmy Carter dont le crédit avait été sapé par une interminable prise d’otages (quatre cent quarante-quatre jours) à l’ambassade américaine de Téhéran, il apparut en 1980 comme un rédempteur. Sa carrière hollywoodienne lui permit de réactiver le mythe du cow-boy, ce paroxysme de la virilité blanche, recourant volontiers à la violence dans un monde impitoyable. «This is Reagan country» («Ceci est le pays de Reagan»), disait un slogan pour sa réélection en 1984 – allusion transparente à celui des célèbres publicités pour cigarettes mettant en scène un cow-boy, «This is Marlboro country». Bien sûr, tout cela entretenait peu de rapports avec la réalité. L’un de ses anciens stratèges de campagne a raconté comment un jour, alors que, candidat au poste de gouverneur de Californie, il devait aller se promener à cheval avec une journaliste, il était apparu vêtu d’un pantalon jodhpur – sa tenue habituelle pour monter. Accablé, son conseiller l’avait immédiatement envoyé se changer: «Tu vas passer pour une chochotte de la côte Est! Les électeurs californiens veulent que tu sois un cow-boy!»

Autre réminiscence du Far West: un candidat au poste suprême se doit d’afficher sa détermination à «protéger sa famille». En 1988, M. Dukakis a définitivement sabordé une carrière politique déjà bien compromise par l’affaire du tank quand, interrogé sur ce qu’il ferait si son épouse était violée et assassinée, il s’est contenté de répondre que, à son avis, la peine de mort n’était pas la solution. Détaillant la spectaculaire crispation antiféministe qui a suivi le 11-Septembre8 value="8">Susan Faludi, The Terror Dream. Fear and Fantasy in Post 9/11 America, Metropolitan Books, New York, 2007., l’essayiste Susan Faludi a montré comment, en réaction aux attentats, les Américains se sont mis à produire à jet continu des récits fantasmatiques de sauvetages de faibles femmes par des héros musculeux. L’humiliation infligée par la soudaine découverte de leur vulnérabilité les ramenait à la première «guerre contre la terreur» que la nation ait connue: celle des colons face aux incursions indiennes. Réécrite pour les besoins de la propagande, l’histoire du sauvetage de la soldate Jessica Lynch en Irak en 20039 value="9">Lire Ignacio Ramonet, «Mensonges d’État», Le Monde diplomatique, juillet 2003. faisait ainsi écho à La Prisonnière du désert de John Ford (1956). Un clip pour la réélection de M. Bush en 2004 mettait en scène le président serrant dans ses bras une adolescente, Ashley, dont la mère avait péri dans l’attentat du World Trade Center, tandis que la jeune fille disait en voix off: «Il est l’homme le plus puissant du monde et tout ce qu’il veut, c’est s’assurer que je suis en sécurité.»

On l’aura compris: dans cette surenchère de postures viriles agressives, les démocrates partent avec un désavantage structurel. Cependant, Katz a une remarque intéressante: nombre d’entre eux se laissent entraîner sur le terrain idéologique de l’adversaire – quand ils ne droitisent pas tous azimuts leur discours, comme en témoigne la politique étrangère prônée par Mme Clinton. Ils apparaissent alors fatalement comme hésitants et pusillanimes. À cet égard, la candidature de M. Bernie Sanders à l’investiture démocrate a marqué un tournant. En assumant sans complexes ses convictions de gauche, le sénateur du Vermont a réussi à ramener une partie des hommes blancs des classes populaires dans le giron (si l’on ose dire) du parti. Il s’est même offert le luxe de l’autodérision, affirmant lors d’un meeting en Californie, en mai, qu’il était «typiquement l’homme [du magazine masculin] GQ» (Daily Republic, 19 mai 2016). Sur Instagram, on l’a vu poser, souriant, avec un chapeau rouge vif et ce commentaire: «Enfin chopé ce look GQ.» Une pointe d’humour dans un océan de testostérone: voilà qui ne fait pas de mal…

Notes[+]

Paru dans Le Monde diplomatique d’août 2016.

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