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L’hospitalité: un devoir fondamental pour la vitalité démocratique

Dans une lettre ouverte à la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, Marie-Claire Caloz-Tshopp demande la suspension des renvois forcés.
Asile

Madame la conseillère fédérale,

Depuis plusieurs mois, nous observons avec une préoccupation grandissante la situation inacceptable des réfugiés en Suisse et en Europe. Nous craignons que la période estivale soit dangereuse pour la survie des requérants d’asile parvenus jusqu’en Suisse dans des conditions extrêmes. Un jour, ils raconteront ce qu’ils ont vécu!

Les «cas Dublin», parmi lesquels on compte des enfants, des femmes, des hommes syriens, érythréens, afghans et d’autres nationalités, risquent un renvoi forcé de Suisse dans les pays de premier accueil surchargés (Italie, Roumanie notamment) où les attendent des conditions infrahumaines.

Après les votations, vous avez déclaré vouloir appliquer une stricte politique des renvois forcés avec assignation à résidence en mettant au pas les cantons romands trop hospitaliers. Les mots peuvent tuer. Nous savons que des personnes envisagent le suicide pour échapper au renvoi forcé. Nous voyons ceux qui tombent gravement malades ou fuient dans la clandestinité précaire alors qu’ils ont déjà subi des traumatismes de guerre.

L’hospitalité, l’asile, sont les valeurs philosophiques de société dont la sauvegarde appartient à tous. Le droit d’asile s’inscrit dans le cadre de l’Etat de droit, même s’il n’est pas inscrit dans la Constitution suisse – contrairement à l’Allemagne par exemple – il fait l’objet d’une loi depuis 1979.

Nous n’ignorons pas que vous êtes sous la pression de partis qui pratiquent la haine, la xénophobie, le racisme, pour cacher un projet politique dangereux pour la Suisse, l’Europe. Nous refusons un tel projet antipolitique. Nous sommes beaucoup à résister à la haine aveugle: 10 000 signataires de la pétition pour accueillir 50 000 réfugiés en Suisse, demandes d’assouplissement des visas humanitaires plafonnés à 500 par an, refuges d’urgence… L’engagement, le débat sont préférables à la guerre civile sournoise. L’hospitalité reste un devoir fondamental pour la vitalité de la puissance démocratique. Il est impossible de consentir aux «passions tristes» (Spinoza), de rester muets, passifs.

Durant les vacances, il est plus aisé d’organiser les renvois, ce qui augmente l’inquiétude. Par voie publique, je m’adresse à vous, en charge de la plus haute fonction de l’Etat que vous partagez avec les autres conseillers fédéraux. Les impératifs moraux et politiques nous concernent tous. Permettez-moi de formuler trois questions:

1. Pourquoi, à l’heure où le dispositif «Dublin» est remis en cause de toutes parts en Europe, car soumis à la souveraineté territoriale des Etats souverains, la Suisse continue-t-elle à l’utiliser, alors qu’il coûte cher, ne respecte pas notre devoir de protection, met en danger la sécurité de personnes, détruit l’Europe en s’appuyant sur les égoïsmes nationaux? Ne faut-il pas simplement annoncer publiquement son abandon et chercher d’autres voies pour l’Europe?

2. Pourquoi ne pas simplement accueillir les personnes qui sont déjà en Suisse, plutôt que de les classer «cas Dublin» pour les expulser en appliquant la «philosophie de la patate chaude» (délégation de responsabilité)? Aller chercher des réfugiés en Turquie, dans des procédures où les réfugiés sont de simples objets d’échanges à surexploiter, alors que les instances officielles internationales (HCR), les ONG apportent de sévères critiques sur la «gestion» des camps dans ce pays, plutôt que pratiquer un accueil simple, efficace, humain chez nous? C’est une pratique absurde, coûteuse, honteuse.

3. Pour le contrôle d’une politique d’asile et du droit d’asile respectueuse des droits de l’homme et de l’Etat de droit, il est impératif que le plan actuel du Département fédéral de justice et police prévoyant la mise en œuvre des renvois forcés des «cas Dublin» soit suspendu.

Si nous continuons à appliquer la politique du droit d’asile en vigueur, nous allons au-devant de situations tragiques qui laisseront une tache indélébile dans notre histoire. Nous en serons responsables. Que dirons-nous aux générations suivantes sur notre manque de lucidité et de courage?

L’Europe vit un moment historique incertain. La Suisse ne peut s’installer dans ce que Ernst Bloch a appelé une position de «non contemporanéité» en s’imaginant être une «exception» isolée du monde.

L’Europe, la Suisse ne peuvent exister avec les outils sécuritaires, bureaucratiques inefficaces qui empêchent la création urgente d’une Europe de l’hospitalité, de la solidarité, de la sécurité.

* Collège international de philosophie, Genève, recherches sur les politiques de migration et du droit d’asile, www.exil-ciph.com

Opinions Agora Marie-Claire Carloz-Tschopp Asile

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