RBI, travail rémunéré et santé mentale
Le revenu de base inconditionnel (RBI) est un sujet très complexe. Dans mes réflexions, je n’aborderai la question du RBI que sous l’angle de son articulation avec le travail rémunéré.
Les défenseurs du RBI laissent entendre que la robotisation et la délocalisation entraineraient une raréfaction du travail salarié. Ce n’est pas le cas. Selon l’Office fédéral des statistiques, la population active en Suisse est passée de 3,7 millions en 1991 à 4,6 millions en 2015 et le nombre d’emplois dans les pays de l’OCDE est passé de 507 millions à 562 millions pendant les vingt dernières années.
Un argument plus compliqué est l’affirmation que nous n’aurions pas besoin d’un travail rémunéré pour nous épanouir, que le travail, au fond, n’est que souffrance, comme l’indique son origine étymologique tripaliare, qui signifie tourmenter et torturer avec un instrument formé de trois pieux auquel on attachait les esclaves pour les punir. Le RBI nous permettrait de choisir des activités plus enrichissantes et épanouissantes que le travail rémunéré. Le professeur Rossi, un des principaux défenseurs du RBI, pense qu’il faut «rémunérer les femmes au foyer parce que c’est quand même un travail qui apporte du bien-être à la famille et à l’ensemble de la société» (R. Felli, Le Courrier du 23.5.2016), une affirmation qui laisse songeur quand on pense aux positions des différentes gauches contre la rémunération du travail ménager.
Cette affirmation laisse également perplexe quand je la confronte à mon activité médicale depuis plus de trente ans de médecin interniste ayant fait plusieurs centaines d’expertises AI et maintenant de psychothérapeute-psychanalyste. Bien sûr, je suis régulièrement confronté aux différentes formes de souffrance physique et psychique liées au travail à la suite de l’individualisation, de l’atomisation des processus de travail et de la dégradation des liens sociaux. Mais le travail n’est pas que cela. Il suffit de penser aux conséquences délétères sur l’estime de soi quand la personne est exclue du marché du travail. Cela est particulièrement visible auprès de ceux qui sont dans l’obligation de demander une rente AI ou se trouvent à l’assistance. Dans leur écrasante majorité, ils auraient bien voulu avoir une activité rémunérée, pas uniquement pour des motifs financiers, mais pour leur estime de soi. Cette problématique peut aussi se rencontrer au moment de la retraite. Si méritée et souhaitée qu’elle soit, il n’est pas rare de voir des personnes tomber malades à ce moment, un événement qui peut être compris comme le résultat de la rupture d’un fragile équilibre psychique et somatique qui tenait grâce au travail rémunéré.
La fonction d’étayage du travail pour l’équilibre psychique et somatique est donc essentielle. En effet, quelle que soit la pénibilité du travail, toute activité professionnelle fournit des moments de satisfaction en lien avec le sentiment d’avoir fourni un travail selon les règles de l’art, un sentiment essentiel pour l’estime de soi. Il y a aussi la reconnaissance du travail bien fait par les collègues, un autre facteur dans la construction de la confiance en soi et de l’appropriation subjective. Marx ne dit pas autre chose quand il affirme dans Le Capital que le travail «développe les facultés qui sommeillent en nous» et constitue ainsi un vecteur du développement de l’être humain. Enfin, il y a le travail qui participe, généralement sous forme monétaire, abstraite et impersonnelle, à la production de richesse sociale globale et permet à son producteur d’acquérir d’autres produits. Cet aspect d’échange abstrait confère au travail sa fonction de reconnaissance d’utilité collective. La fonction symbolique de vendre bénévolement des objets ou d’être payé pour vendre n’est pas la même. C’est le fait d’être payé qui atteste, sous l’angle symbolique, la reconnaissance de l’utilité sociale de cette activité. C’est probablement cette absence de reconnaissance sociale abstraite qui fait que des rentiers AI et des bénéficiaires des prestations d’assistance se sentent exclus de la société, même s’ils font du bénévolat ou assument des fonctions familiales précieuses.
Se pose aussi la question de l’autonomie pour les personnes dont les potentialités ne sont pas restreintes sur le plan physique ou psychique. L’autonomie est-elle possible sans qu’elle s’insère dans une dynamique d’échange monétaire avec la collectivité et sans contribuer à la construction de la richesse sociale globale?
* Psychothérapeute, ancien constituant, Genève.
Une dernière agora sur le RBI paraîtra demain.