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Secret médical et sphère privée: le droit du pauvre est-il un mot creux?

Alors que la levée du secret médical en milieu carcéral a été votée – de justesse – par le Grand Conseil genevois, Olivier Peter relève que les attaques portées contre la sphère privée visent «avant tout les plus démunis».
Genève

Le droit au secret, défini juridiquement comme le respect de la sphère privée, découle de nombreux traités internationaux. Il peut être limité, lorsque cela s’avère nécessaire, notamment par des préoccupations ayant trait à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien être économique du pays ou à la prévention d’infractions pénales. C’est justement la sécurité qui a été invoquée par la droite parlementaire et ses alliés de circonstance pour abroger de facto le secret médical pour les «détenus dangereux». Dans le contexte de la détention, le personnel de santé sera désormais obligé de communiquer aux autorités tout élément «de nature à faire craindre pour la sécurité». Compte tenu du caractère très flou des termes utilisés, cette mesure aura un impact potentiel sur une bonne partie de la population carcérale genevoise.

Suite au vote du Parlement, l’Association des médecins du canton de Genève (AMG) a annoncé le lancement d’une initiative visant à assouplir le nouveau cadre légal. La nouvelle loi est jugée «peu efficace» et risquerait d’attribuer aux «médecins de famille» la responsabilité d’éventuels manquements de l’administration. Un argumentaire qui laisse peu de place aux droits des personnes détenues, pourtant principales cibles de la mesure. Ces femmes et hommes, majoritairement issus de la migration et de la misère, entassés dans les prisons surpeuplées et stigmatisés par des discours déshumanisants, sont parmi les plus vulnérables de notre société. De ce fait, ils mériteraient qu’on accorde un peu plus d’attention à leurs droits.

Cela est d’autant plus nécessaire du moment que les attaques contre la sphère privée ne se confinent pas aux quartiers sanitaires des prisons. Les dizaines de caméras installées dans le quartier populaire des Pâquis, sous le prétexte de lutter contre le deal et la délinquance de rue, s’insèrent dans cette même logique de sacrifier l’intimité au nom de la sécurité. Dans le domaine des assurances sociales enfin, les «enquêtes de voisinage», les «visites surprise à domicile», l’échange d’informations entre différents services de l’administration ainsi que la surveillance des invalides par des détectives privés sont désormais des pratiques courantes. Un flicage que le Tribunal fédéral justifie par un «intérêt public à ne verser que des prestations dues afin de ne pas porter préjudice à l’ensemble des assurés».

Il semblerait donc que les parlements cantonal et fédéral aient choisi de sacrifier la sphère privée au nom du bien-être collectif. Et pourtant, le soutien exprimé par les élus de droite à l’initiative constitutionnelle fédérale «pour la protection de la sphère privée», indique le contraire. Si cette initiative devait passer, les délinquants au col blanc ou au foulard Hermès pourraient opposer un «droit constitutionnel au secret», notamment bancaire, aux enquêteurs suisses ou étrangers, exception faite des poursuites pour terrorisme, criminalité organisée et blanchiment d’argent. Autrement dit, il s’agit de consolider le droit au secret des plus fortunés afin de renforcer l’impunité des délinquants fiscaux et économiques. De quoi faire des milliers d’heureux, si l’on croit les chiffres publiés par la Déclaration de Berne: 12 milliards d’euros dissimulés en Suisse par des citoyens français, 21 milliards planqués dans «nos» banques en provenance du Royaume-Uni; 80% de valeurs déposées en Suisse par des résidents européens sur lesquelles pèsent des soupçons d’évasion fiscale. Peu importe si cela se fait au prix du droit des citoyens européens à disposer de logements sociaux, d’écoles, d’hôpitaux et de services publics de qualité répondant à leurs besoins.

Les mêmes qui défendent le secret de leurs comptes bancaires et invoquent le risque que des fonctionnaires fouinent dans les affaires des contribuables ou viennent perquisitionner leurs villas sont ceux qui plaident pour la vidéosurveillance aux Pâquis, l’engagement de détectives privés par l’AI et l’abrogation du secret médical pour les personnes détenues. La tendance générale n’est donc pas à restreindre le droit au secret des délinquants potentiels dans leur ensemble, mais bien de s’en prendre à la sphère privée des plus pauvres d’entre eux, tout en défendant des mesures garantissant la discrétion et l’impunité des privilégiés.

Le débat sur le droit au secret médical des personnes détenues doit se situer dans ce contexte. Si un soutien de la gauche à l’initiative de l’AMG est bienvenu, il le sera d’autant plus si nous serons capables de dépasser le discours réducteur de la défense des «droits humains». La menace qui pèse sur la sphère privée, dans les prisons ou ailleurs, cible avant tout les plus démunis. Notre opposition ne devrait donc pas relever de la défense d’un droit abstrait au secret, mais bien de la sauvegarde des droits élémentaires des plus pauvres.

* Avocat et membre de solidaritéS.

Opinions Agora Olivier Peter Genève

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