La révélation de saint Jean-Baptiste
Exaspéré par la propension des économistes à ordonner les conduites humaines à partir de modèles déconnectés des réalités, Jacques Duboin, inventeur de l’économie distributive, publie en 1935 Kou l’ahuri. Mi-pamphlet, mi-roman d’apprentissage façon Candide, l’ouvrage1 value="1">Disponible en ligne: http://economiedistributive.free.fr/IMG/pdf/Kou_l_ahuri.pdf met en scène un jeune Mandchou qui visite la France et qui s’interroge: «Comment la misère peut-elle naître de l’abondance?» Son enquête l’oriente rapidement vers l’abbaye de la Sainte Economie, un bâtiment massif et sombre peuplé de cénobites qui veillent sur les écritures de saint Jean-Baptiste Say, un économiste libéral du XIXe siècle, et s’emploient à «endoctriner les dirigeants et les dirigés» avec son catéchisme libre-échangiste. Frappé par l’absence de fenêtres – «à croire que les gens du dedans ne devaient jamais regarder au-dehors» –, Kou interroge le Père Visiteur sur le travail des reclus. «Ils interprètent les faits qui, par hasard, viennent à leur connaissance, et projettent sur eux la lumière de la doctrine dont ils sont dépositaires.»
Une hérésie fermenterait-elle au sein de cette Eglise? Le 6 février dernier, l’hebdomadaire The Economist, que Duboin aurait volontiers décrit comme le bulletin officiel de l’abbaye, rendait publique une découverte si stupéfiante qu’elle remet en question jusqu’aux saintes écritures. Des recherches, menées notamment par David Autor, David Dorn et Gordon Hanson, «prouvent de façon convaincante que les travailleurs des pays riches ont bien plus souffert de l’essor de la Chine que les économistes ne le pensaient possible». Et, chose à peine croyable, «ils expliquent qu’une exposition soudaine à la concurrence étrangère peut déprimer les salaires et l’emploi pour au moins une décennie». Certes, quelques dizaines de millions de salariés avaient expérimenté ce mécanisme que les profanes appellent «dumping social», mais il n’en restait pas moins que «depuis Adam Smith les économistes soutiennent que le commerce enrichit les pays» – voyez la Chine. Or, il faut se rendre à l’évidence, «les bénéfices du commerce pour l’Amérique sont minuscules». Voire nuls. «La concurrence des importations chinoises explique 44% de la baisse de l’emploi manufacturier aux Etats-Unis entre 1990 et 2007. Pour un secteur donné, une augmentation des importations chinoises de 1000 dollars par travailleur et par an a entraîné une baisse de 500 dollars de revenus annuels par travailleur.»
Pour les économistes, ce désagrément passager provient d’un petit décalage, le bonheur concurrentiel ne pouvant tout de même pas ruisseler instantanément sur tous les fronts! «Beaucoup doutaient que de telles pertes surviendraient vraiment. Les salariés des industries affectées par le commerce, supposaient-ils, trouveraient de nouveaux emplois dans d’autres domaines.» Or cette croyance aussi «semble avoir été erronée». Il s’avère que les délocalisations ont littéralement ravagé des régions entières et que l’ajustement prendra un peu plus de temps que prévu. «Sur le long terme, le commerce avec la Chine devrait accroître les revenus américains (…). Mais ces gains ne seront observables que dans des décennies.» Des décennies? L’éternité du paradis libéral vaut bien quelques sacrifices.
* Paru dans Le Monde diplomatique de mars 2016.
Notes