Présenter l’ardoise aux détenus à l’AVS
Dans les pénitenciers suisses, les détenus qui arrivent à l’âge de toucher l’AVS sont de plus en plus nombreux. Actuellement, on compte 176 prisonniers de plus de 65 ans. Selon des estimations, dans quinze ans, ils seront 600, et dans vingt-cinq ans, mille. L’explosion du nombre de seniors dans les prisons est due aux mesures introduites dans le Code pénal en 2007, notamment les mesures d’internement.
L’entretien des détenus est à la charge de l’Etat, selon le Code pénal suisse
En Suisse alémanique, des pénitenciers ont d’ores et déjà aménagé des sections spéciales pour faire face à cette nouvelle situation. C’est le cas à Pöschwies (Regensdorf, ZH) et à Lenzburg (AG), mais les autorités pénitentiaires estiment que ce ne sera pas suffisant et que cette prise en charge va coûter beaucoup plus cher. A Pöschwies, l’unité spéciale «Alter und Gesundheit» héberge 30 détenus «dont la majorité ne pourrait plus vivre dans l’établissement normal»1 value="1">Fabienne Ricklin; Schweiz am Sonntag; 30 août 2015.. «Les frais de cette section spéciale sont élevés, on pourrait les réduire si les rentiers donnaient une part de leur AVS, par exemple la moitié, à titre de contribution à leur hébergement». C’est apparemment un détenu lui-même qui avance cette proposition.2 value="2">ibid. Ces bonnes dispositions correspondent à ce qu’attendent certains politiciens. Encore faut-il créer les bases légales.
Dans le pénitencier allemand de Singen pour détenus seniors, ceux-ci sont soumis à ce régime de participation aux frais, et les médias alémaniques constatent que personne n’y trouve rien à redire. C’est de ce modèle que s’inspire le conseiller national PDC Karl Vogler pour proposer de faire pareil en Suisse. Il estime qu’il y a inégalité de traitement par rapport aux rentiers libres qui sont délestés de toutes leurs économies quand ils entrent en EMS. Le Vert libéral Beat Flach lui emboîte le pas, effrayé par le coût de la prise en charge. Toutefois, il doute que les prélèvements sur les rentes AVS des détenus parviennent à alléger réellement la charge. Les détenus âgés touchent 14 100 francs par an d’AVS. Ils reçoivent 250 francs par mois d’argent de poche, le reste étant laissé sur un compte. Le séjour dans la section «Alter und Gesundheit» coûte 406 francs par jour, contre 301 francs pour le pénitencier ordinaire. La participation financière des détenus resterait donc assez dérisoire par rapport à ces montants.
Selon le directeur du pénitencier de Pöschwies, interrogé par la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), ce que son établissement peut offrir, avec ses 452 places en tout, c’est une «variante light» pour les seniors, qui ne coûte pas beaucoup plus cher que le pénitencier normal. Il rappelle que l’entretien des détenus (de tous les détenus et pas seulement des plus âgés) est à la charge de l’Etat, ce qui est écrit noir sur blanc dans le Code pénal. De plus, selon la loi, il incombe aux établissements carcéraux de veiller à prévenir les effets dommageables de l’enfermement, ce qui implique un traitement et des égards particuliers pour ceux qui sont enfermés depuis des années.3 value="3">NZZ Online; Brigitte Hürlimann; 27 août 2015.
Les besoins liés à la vieillesse sont encore largement ignorés dans les prisons
Pourtant, les détenus de plus de 65 ans ne sont pas considérés comme des retraités. En effet, le Tribunal fédéral, sur recours d’un détenu, a estimé en 2013 que l’obligation de travailler devait être maintenue. Elle est indépendante de l’âge, et l’institution de la retraite n’est pas applicable à la prison. Le travail vise en effet un autre objectif que dans la vie libre. Non plus la réinsertion professionnelle, comme pour les jeunes, mais la prévention des effets négatifs de l’enfermement, ainsi que l’ordre dans la prison. En revanche, les conditions de travail peuvent être différentes. Dans les pénitenciers qui disposent d’une section spéciale pour seniors, on parle plutôt d’«occupations» que de travail, avec des horaires allégés et des sorties plus fréquentes dans la cour.
Comme nous l’avions déjà mentionné dans d’autres articles publiés dans les bulletins d’Infoprisons (lire ci-dessous), les processus de vieillissement interviennent plus tôt pour les détenus que pour les personnes en liberté. Pour les premiers, le déclin commence autour de quarante ans, en raison des conditions de vie en prison. Le stress quotidien engendre de l’hypertension, des troubles digestifs et des douleurs d’estomac4 value="4">Lire l’interview de la Dre Bidisha Chatterjee «Les services médicaux sont une île en milieu carcéral», Bulletin n°15 d’Infoprisons, http://infoprisons.ch/bulletin_15/services_medicaux_ile_en_milieu_carceral-K.K-10.2015.pdf. Les prisonniers âgés ont donc d’autres besoins que les détenus ordinaires, ce qui ne se résume pas à des problèmes financiers. Certains doivent être aidés pour s’habiller et faire leur toilette. D’autres ont des problèmes de mobilité et doivent se déplacer en chaise roulante. Il peut arriver que certains présentent des signes de démence sénile. Cela nécessitera à l’avenir l’engagement de personnel spécialisé. Une étude du Fonds de la recherche scientifique a montré que les besoins liés à la vieillesse sont encore largement ignorés dans les prisons. Les détenus âgés ne sont pas traités correctement, surtout s’ils se trouvent encore dans des pénitenciers fermés et fortement sécurisés. Il conviendra d’aménager d’autres espaces pour les plus fragiles, et ce n’est pas certain que cela suffise, aussi bien sur le plan matériel que psychologique ou sanitaire. «La prison est totalement inadaptée pour ces gens-là, qui nécessitent des soins particuliers» relevait un journaliste déjà en 2012. Il citait aussi un prisonnier âgé de 64 ans: «Mourir en prison est inimaginable, il n’en est pas question. (…) A un moment ou un autre, je vais commencer une nouvelle vie». Ceux qui verraient d’un bon œil une participation des détenus à leurs frais d’entretien critiquent notamment le fait que ceux qui touchent l’AVS thésaurisent leur rente et se font ainsi un petit pactole qu’ils n’utiliseront sans doute jamais. Pourquoi ne pas en prélever une partie? A l’appui de cette idée, ils invoquent une inégalité de traitement entre détenus et personnes vivant en liberté.
Cette comparaison, à nos yeux, n’a pas lieu d’être. Le condamné «paie» déjà un prix élevé pour les actes qu’il a commis, le prix de sa liberté. De plus, il paie aussi le prix des atteintes à sa santé que génère l’enfermement. Compte tenu du fait que la plupart des détenus âgés ont été condamnés à des mesures d’internement, on peut considérer qu’ils ont fini depuis longtemps de purger leur peine et qu’ils se sont acquittés de leur dette envers la société. D’une certaine manière, s’ils sont encore enfermés depuis dix, vingt ou trente ans, c’est peut-être aussi parce que l’institution pénale n’est pas parvenue à les réinsérer, et qu’elle leur est redevable de cet échec.
«La crédibilité du système pénitentiaire pèse plus lourd que les intérêts du condamné»
De plus, comme le dit le détenu cité ci-dessus, aucun prisonnier ne s’imagine finir sa vie en prison. Le pécule matérialise l’espoir d’une fin de vie en liberté. Dès lors, on se demande si cette perspective n’est pas la plus raisonnable. Elle aurait déjà le mérite d’alléger les frais d’incarcération. Mais surtout, est-ce que c’est acceptable que des personnes âgées, chétives et malades restent enfermées jusqu’à la mort dans des pénitenciers de haute sécurité? Quel danger représentent-elles encore pour la société? Dans le bulletin d’Infoprisons de juin 2015, nous faisions mention d’un arrêt du Tribunal fédéral refusant la libération d’un détenu en fin de vie qui souhaitait mourir auprès de ses proches.5 value="5">http://infoprisons.ch/bulletin_14/mourir_en_prison-ACMS_06.15.pdf «La haute cour a jugé que la crédibilité du système pénitentiaire, l’effectivité des peines et l’égalité dans la répression pèsent plus lourd dans la balance que les intérêts du condamné», pouvait-on lire dans cet arrêt.6 value="6">Sonntagsblick; 15 janvier 2012; cité dans www.infoprisons.ch
Pourtant, des avocats, des juristes et des spécialistes du système pénitentiaire estiment que cette période de la vie devrait permettre au contraire un rapprochement avec la famille et les proches; elle devrait donner aux auteurs de crimes ou de délits l’occasion de se réconcilier avec autrui, avec leurs victimes, avec eux-mêmes, et de trouver un apaisement. Libérer un détenu en fin de vie, c’est aussi lui épargner des humiliations et respecter sa dignité. I
Une plateforme d’échanges sur la prison
Le Groupe Infoprisons édite depuis bientôt cinq ans un bulletin électronique d’informations sur les problématiques pénale et carcérale, adressé gratuitement à toute personne qui en fait la demande. L’association dispose également d’un site, www.infoprisons.ch, qui reprend l’intégralité des contenus de ces bulletins, répertoriés sous la forme de rubriques thématiques, et comprend également un moteur de recherche. A l’origine d’Infoprisons: le décès tragique du détenu Skander Vogt, en mars 2010, à la suite de l’incendie de sa cellule aux Etablissements pénitentiaires de la plaine de l’Orbe (EPO), dans le canton de Vaud. Des personnes choquées par ce drame se réunissent alors pour questionner les réalités de l’univers carcéral suisse. Constatant l’absence d’un regard critique de la société civile sur la sanction pénale et le monde pénitentiaire, elles décident dans la foulée d’élaborer et diffuser un bulletin électronique périodique. Conçu comme une plateforme d’échanges, Infoprisons vise à favoriser la réflexion, le débat et les prises de position via la mise à disposition de documents d’actualité, témoignages, rapports d’autorités et d’experts… et par la réalisation de synthèses, interviews et dossiers. La réalité carcérale et pénale y est traitée sous ses aspects politique, juridique, associatif, culturel que sanitaire. Edité environ 3 à 4 fois par an, le bulletin Infoprisons touche quelque 300 lecteurs. Les informations et contributions rédactionnelles extérieures y sont les bienvenues. L’association compte actuellement sur une équipe de travail constituée par sept bénévoles et ses ressources financières reposent uniquement sur des dons. CO
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Notes
* Groupe Infoprisons.
Texte paru sous le titre «Les détenus âgés devraient-ils contribuer à leur frais de détention lorsqu’ils touchent l’AVS?» dans le bulletin n°15 d’Infoprisons, novembre 2015, www.infoprisons.ch