L’ére des managers et des coaches
Dans le roman de George Orwell, 1984, la personne en charge du dictionnaire Novlangue en explique le but: «…le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer». Depuis les années 1980, une véritable novlangue a envahi les différentes sphères sociales et politiques. Dans les entreprises, des nouveaux mots fleurissent dans les discours des managers, allant de pair avec leur apparition comme figure dans l’entreprise. Il convient de les décrypter, car derrière ce vocabulaire se cache une nouvelle réalité de l’organisation du travail et des nouvelles contraintes pour les employé-e-s.
Le monde de l’entreprise est passé de la métaphore militaire à la métaphore sportive. Comme le dit Michel Crozier (L’entreprise à l’écoute) «le temps des adjudants est dépassé». On doit sortir du modèle de la troupe qui obéit sans réfléchir aux ordres et qui agit comme un seul corps constitué à une logique de l’équipe qui assume des responsabilités et qui pousse les meilleurs à la performance et au dépassement de soi. Le sport – avec les qualités qui lui sont attribuées – correspond parfaitement, du moins dans le discours, à ces nouvelles attentes.
On a vu ainsi fleurir dans les entreprises des stages outdoors pour les cadres (saut à l’élastique, stage de survie…) supposés améliorer la motivation et la cohésion d’équipe (team building). On a vu également, depuis les années 1990 apparaître les coaches, consultants externes, censés accompagner les collaborateurs (cadres) à trouver et développer leur talent propre et à améliorer l’efficacité individuelle ou collective. Cette intervention porte rarement sur le perfectionnement des compétences techniques mais s’attache plutôt au développement du savoir-faire, du savoir-être et aux capacités de leadership. La plupart du temps engagés et payés par l’entreprise, le rôle des coaches n’est pas d’analyser ou de remettre en cause les directives managériales, mais bien de les faire accepter et appliquer par les cadres intermédiaires.
Voici encore quelques termes appréciés des managers:
• Benchmarking: Un benchmark (venu du vocabulaire des géomètres, c’est un point de référence servant à effectuer une mesure) est une analyse comparative des produits ou des services de la concurrence. Il s’agit d’une démarche d’observation et d’analyse des performances et des pratiques utilisées par des secteurs d’activité pouvant avoir des modes de fonctionnement réutilisables. Aujourd’hui, ce concept est largement utilisé pour mettre en compétition des unités de production entre elles, par exemple les différents points de vente de Mc Donald, ou à l’intérieur même d’une entreprise, entre les ateliers. Par ailleurs, considéré de manière simpliste comme «une pêche aux bonnes idées», il laisse croire qu’un mode d’organisation qui fonctionne pour produire des crayons pourrait aussi bien fonctionner pour organiser un hôpital ou un service de transports en commun.
• Le flow: littéralement le flux en anglais, est l’état mental atteint par une personne lorsqu’elle est complètement immergée dans ce qu’elle fait, dans un état maximal de concentration. Cette personne éprouve alors un sentiment d’engagement total et de réussite. Ce concept, élaboré par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi, largement utilisé dans le domaine du sport avec la poussée d’adrénaline qui conduit l’athlète à la performance, est aujourd’hui introduit dans les entreprises. Il s’agit pour les employé-e-s de mobiliser leurs capacités mentales et physiques pour se dépasser et éventuellement dépasser les objectifs prescrits. Les entreprises oublient alors que les sportifs de haut niveau ne courent pas 40 heures par semaine, prennent leur retraite très tôt, sans parler du dopage. Ce courant va souvent de pair avec le mindfullness, technique se rapprochant de la méditation et qui permettrait aux employé-e-s de faire face au stress de leur travail.
• Forced ranking: Le forced ranking est une pratique managériale qui consiste à systématiquement évaluer puis classer les collaborateurs afin «d’éliminer» les moins performants. A partir des entretiens annuels d’évaluation, les managers doivent classer leurs collaborateurs en plusieurs catégories: Les «hauts potentiels» sont les collaborateurs les mieux notés, par les résultats extraordinaires qu’ils obtiennent en dépassant largement les objectifs fixés. De plus, leurs scores ont un impact sur leurs équipes; les «médians» atteignent tout ou partie de leurs objectifs, sans pour autant les dépasser. Leurs façons de travailler sont satisfaisantes et conformes aux attentes de leur hiérarchie; les «faibles contributeurs», en bout de chaîne, sont ceux dont la performance, le comportement et l’incidence sur le résultat de l’équipe ne sont pas satisfaisants. Certaines entreprises auraient exigé de leur management que la catégorie des «faibles contributeurs» corresponde au moins à un pourcentage de 4 à 6% des effectifs qu’il gère. Le type de reproches imputés peut aller de l’absentéisme aux objectifs non atteints, jusqu’au manque de docilité. Certaines procédures internes d’entreprise décrivent les signes extérieurs qui la caractérisent: «ils résistent et se plaignent du management, ils n’acceptent pas les conseils, ils font preuve de mauvais esprit».
Si, depuis les années 1980, on proclame que le taylorisme est fini, certaines activités évoluent, grâce aux progrès technologiques, vers des formes radicalisées de taylorisme. L’activité de préparation de commandes, le voice picking dans laquelle le travailleur est piloté en permanence par un ordinateur via un système de commande vocale est particulièrement représentative de ce type d’évolution. Cette méthode, largement utilisée dans les centrales de stockage, consiste à associer une personne à un ordinateur qui débite des ordres par l’intermédiaire d’écouteurs. Il fut un temps où on pensait que les robots effectueraient ce genre d’activité consistant à aller chercher les marchandises à livrer dans les magasins. Mais les robots sont fragiles et compliqués et les bras d’un opérateur sont plus souples.
Les e-boutiques fonctionnent selon ce système et les conditions de travail chez Amazon.com en sont une parfaite illustration, comme le montre le témoignage qui suit, publié dans Libération: «C’est en tant que pickeuse que j’ai découvert cet univers. Tout a un code-barres chez Amazon: les articles, les 350 000 emplacements sur les étagères, les chariots, les gens qui poussent ces chariots, les imprimantes, les voitures, les scannettes portatives dont chacune est équipée pour lire les codes-barres. Elles sont reliées au réseau wifi, qui peut les localiser dans l’entrepôt. Les managers qui sont derrière leur ordinateur savent en temps réel où se trouve un livre, sur quel chariot il a été enregistré, quel intérimaire pousse le chariot, où il se déplace dans l’entrepôt, à quelle heure il s’est mis au travail en scannant son code-barres personnel, quelle a été la durée exacte de sa pause, et combien d’articles il ‘picke’ par heure.» (Libération, 17/12/2013).
Outre des problèmes physiques liés à la manipulation de charges lourdes et des kilomètres parcourus, ces méthodes cassent encore plus les solidarités et diminuent d’autant plus les marges d’autonomie des personnes, dont on sait qu’elles sont un des éléments centraux de la protection contre le stress: «Avant, on pouvait donner un coup de main, par exemple, aider à refaire une palette mal foutue. La prime et la commande vocale ont dégradé la solidarité et le climat social. Avec la prime et la commande vocale, c’est chacun pour soi». Enfin, plus diffus, la peur de la délation et le fantasme d’une surveillance sans limites comptent pour beaucoup dans la docilité générale.
• Le lean production, littéralement production dégraissée, est un système de production qui se développe tant dans l’industrie que dans les services. Il s’agit, par une analyse de l’activité, de partir à la chasse du gaspillage: de temps, de ressources, de gestes… et de personnel. Les stocks sont diminués, s’ils ne sont pas retirés, le juste-à-temps devient la règle, les gestes et déplacements inutiles sont supprimés et le personnel est calculé au plus juste, quitte à embaucher des intérimaires pour faire face aux demandes des clients ou usagers.
En réalité, ces quelques pas pouvaient être autant de micro-temps de pause pour les articulations des bras et du dos. Le lean, en s’attaquant aux temps «morts», s’attaque en fait aussi aux temps nécessaires à la coordination, aux échanges, aux apprentissages dans l’organisation, à la formation, en définitive au développement des capacités humaines. Comme l’explique Yves Clot: «éliminer tout ce qui n’a pas de valeur ajoutée pour le client final (gestes ou mètres carrés, par exemple) peut malheureusement conduire à éliminer ce qui a une valeur ajoutée pour la santé».
• La précarisation des savoirs par des changements incessants: Les méthodes Kaisen (changement zen) expérimentées au Japon reposaient dans leur conception sur un processus d’améliorations continuelles du processus de travail se basant sur l’implication de tous les acteurs.
Aujourd’hui, dans la plupart des entreprises, c’est la méthode rapide Kaisen blitz qui est le plus souvent mise en œuvre: une forme accélérée qui a pour objectif de solutionner en quelques jours un problème de production préalablement identifié. Une équipe Kaizen est constituée, composée de différentes catégories d’employés. Sous la supervision d’un animateur, l’équipe effectue les études nécessaires et implante les solutions. Les décisions, soi-disant prises démocratiquement, doivent cependant entrer dans le cadre d’objectifs généraux très strictement définis: diminution des espaces de travail, gains de temps, limitation des déplacements, réduction de la quantité de gestes à effectuer pour réaliser une opération. Ces objectifs ne sont pas discutables, et laissent peu de marges de manœuvre aux salariés pour élaborer des propositions qui s’appuieraient sur une analyse partagée de leur activité de travail et des problèmes auxquels ils doivent faire face.
Tous ces changements en continu empêchent les salariés de s’appuyer sur des savoir-faire et des compétences construites tout le long de leur vie et les mettent dans un état de précarisation constant. Cette «fausse participation» est d’autant plus pernicieuse, que les soi-disant améliorations apportées doivent booster les performances. Les employé-e-s doivent alors mettre leur savoir et leur créativité au service de l’augmentation des cadences et en mettant en péril leur poste ou celui de leurs collègues, fragilisant les solidarités dans le collectif.
Tous ces nouveaux termes tendent à éliminer toutes formes de conflictualité collective sur les questions de qualité du travail: le travail disparait au bénéfice de la gestion, les salariés sont devenus des collaborateurs se «sacrifiant» pour le bien de l’entreprise pour en augmenter la performance et la rentabilité. Mais pour les personnes au travail, cela signifie, la plupart du temps, plus de stress, plus de fatigue, plus de douleurs musculaires, plus de solitude, moins de reconnaissance.
Le déploiement de cette novlangue signale aussi le désarroi des managers qui, la plupart du temps, ne connaissent rien au travail des personnes qu’ils doivent encadrer. Sélectionnés sur leurs savoirs appris dans des écoles de management – et non sur la connaissance d’un métier – ils entrent dans une forme de mimétisme organisationnel, usant et abusant de ce que André Spicer appelle le bullshit, soit la création et l’utilisation de mots et de méthodologies totalement déconnectés de la réalité du travail. Cela est d’autant plus marqué que les managers peuvent passer d’une entreprise à l’autre – de la direction d’un supermarché à une unité de recherche universitaire, d’une usine d’automobiles à la direction des transports publics–, en y appliquant les mêmes recettes. Devenus des spécialistes de l’organisation et de la gestion, ils n’ont pas à s’occuper de ce qui est travaillé, de l’histoire de l’entreprise, de son implantation sociale et géographique, ou encore des spécificités des employé-e-s.
Finalement, on pourrait aussi se poser la question: pourquoi faut-il augmenter toujours les performances d’une entreprise? Que veut dire ce slogan «grandir ou mourir»? Car si une entreprise industrielle, un supermarché, un hôpital doivent être chaque année plus rentables que l’année écoulée, cela veut dire non seulement toujours plus de travail et souffrance pour le personnel, mais aussi vendre plus de voitures, plus de poulets, plus de médicaments, plus d’opérations effectuées.
Est-ce que c’est vraiment le monde dans lequel nous voulons vivre? I
METROBOULOTKINO
Quand le travail se vide de sens
C’est au premier volet de la série documentaire La mise à mort du travail de Jean-Robert Viallet (2009) que le cinéclub syndical Metroboulokino consacre sa séance du 24 février. La Destruction montre comment, dans un monde où l’économie n’est plus au service de l’homme mais l’homme au service de l’économie, les objectifs de productivité et les méthodes de management poussent les salariés jusqu’au bout de leurs limites. Un monde où les maladies, accidents du travail, souffrances physiques et psychologiques explosent. Et des histoires d’hommes et de femmes meurtris, qui nous révèlent combien il est urgent de repenser l’organisation du travail. La projection sera suivie d’une discussion sur l’évolution du travail animée par des invités. Co
Ma. 24 février, 19 h, Cinélux, 8, bd St-Georges, Jonction, Genève. Projection de la 2e partie, L’Aliénation, ma. 17 mars à 19 h; 3e partie,
La Dépossession, ma. 31 mars à 19 h.
* Ergonome, spécialiste de la santé au travail, www.metroboulotkino.ch