La violence des positions abolitionnistes sur la prostitution, que certain-e-s nomment «putophobie», transparaît dans l’article de Mona Chollet, qui ne fait qu’accumuler les confusions et les angles morts, sans toucher aux enjeux réels du débat. L’abolitionnisme est en effet contraint d’adopter quelques postulats fort discutables, qui ne résistent pas à une argumentation sérieuse.
Par exemple, faisant fi de la mise en perspective du travail du sexe dans l’ensemble des échanges économico-sexuels1 value="2">Paola Tabet, 2004, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan., dont la condition d’esclave de la femme mariée, qui fournit des prestations sexuelles sans rémunération directe et dont le corps est à disposition totale du mari, le rapport sexuel contractualisé constituerait forcément une violence. Et ce malgré un progrès que même Marx reconnaîtrait, l’esclave devenant la prolétaire, en passant de l’appropriation totale à la vente de sa force de travail.
Autre erreur dans l’analyse matérialiste, le travail du sexe serait un travail qui aliénerait plus, et surtout différemment, au vu d’un usage du corps «fondamentalement» différent, qualité uniquement affirmée par l’autorité de l’évidence. La demande de reconnaissance d’une exploitation économique structurée par le patriarcat comme similaire à d’autres formes d’exploitation se voit ainsi régulièrement délégitimée au nom d’une prétendue violence intrinsèque à l’échange économico-sexuel, au mépris de toute logique, ou du moins au prix d’un déni ou d’une méconnaissance des autres formes d’échanges et de travail.
Démocratie. Le débat sur la qualité morale du travail du sexe n’a cependant, en réalité, aucune importance politique. En effet, il est inutile de savoir s’il est bien ou mal de vendre des prestations sexuelles, de porter un foulard ou de consommer des drogues. En démocratie, la question n’est pas de savoir pourquoi nous laisserions les personnes se comporter de telle manière, comme Mona Chollet qui s’étonne que des féministes «renoncent (…) à l’abolition», comme si la contrainte était une évidence.
Il faut au contraire se demander de quel droit nous posons des restrictions à la liberté des personnes. Et c’est là où l’abolitionnisme tombe dans tous les panneaux du moralisme et se révèle complètement contradictoire avec un projet féministe d’émancipation des femmes. Le droit de chaque femme à disposer de son corps est l’une des revendications qui fait le moins débat, du moins dans le principe, parmi les féministes.
Se battre pour ce droit, c’est aussi se battre pour la reconnaissance des capacités de chaque personne à décider pour elle-même. Ce droit inclut la confiance en l’intelligence de chacun-e. Mona Chollet, comme nombre d’abolitionnistes, témoigne au contraire d’une volonté systématique de dévaloriser, stigmatiser, délégitimer les travailleuses et travailleurs du sexe et s’en prend avec violence à leurs organisations, accusées d’être des mascarades trahissant la lutte des classes et des sexes.
Emancipation. Non contentes de disqualifier la parole et la capacité d’autodétermination des femmes, les abolitionnistes pensent détenir une vérité si absolue qu’elles auraient non seulement le droit, mais le devoir de l’imposer. Loin de combattre la chosification qu’elles voient dans la prostitution, elles en usent elles-mêmes au nom de la libération de ces pauvres putes aliénées qui ne savent pas ce qu’elles font…
Misérabilisme, bêtise, arrogance – choisissez ou cumulez –, mais on ne voit pas comment l’imposition unilatérale de contraintes, qui nie l’intelligence et la légitimité des personnes, participerait à leur émancipation. D’ailleurs, il nous semble généralement impossible qu’un traitement inégalitaire promeuve l’égalité. Certaines abolitionnistes le reconnaissent au sujet du port vestimentaire, mais le rejettent pour le travail du sexe, en accord avec les postulats aveugles mentionnés, essentialisant le travail du sexe comme constituant toujours en soi une violence, hors de toute réflexion sur les conditions et les moyens d’émancipation des personnes prétendument aliénées.
Enfin, les abolitionnistes oublient que la stigmatisation du travail du sexe est un processus maintenant le patriarcat. Le stigmate de la putain, ou plutôt sa menace, concerne en effet toutes les femmes. Dès lors, quelle stratégie doivent mobiliser les féministes? Alimenter ce stigmate en se rangeant du côté des bénéficiaires de cette menace, ou le retourner, à l’instar de plusieurs mouvements féministes contemporains qui se qualifient de «salopes»? Comme l’écrit en effet Gail Pheterson: «La menace du stigmate de putain agit comme un fouet qui maintient l’humanité femelle dans un état de pure subordination. Tant que durera la brûlure de ce fouet, la libération des femmes sera en échec.»2 value="3">Gail Pheterson, 2001, Le prisme de la prostitution, Paris, L’Harmattan, p.129.
* Médecin, chercheuse et militante féministe, membre de la rédaction de Pages de gauche.
Notes