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Critique théâtrale: internet à explorer

CULTURE • Face à la réduction de la place accordée à la critique du spectacle vivant dans la presse, des initiatives, couvrant en particulier le domaine théâtral, ont été amorcées en Suisse. Avec plus ou moins de bonheur. Retour sur ces expérimentations.

Depuis quelques années, l’idée est dans l’air. Devant la raréfaction des espaces dévolus à la critique du spectacle vivant en général et du théâtre en particulier, la confection d’un site internet indépendant dévolu à cette tâche est une intention répandue, mais difficile à concrétiser. Un beau projet alémanique sur le plan helvétique s’est achevé fin 2013, alors même que démarrait sur le plan romand l’Atelier critique développé à l’Université de Lausanne. Que tirer de l’échec de la première expérience? Et qu’y a-t-il à savoir sur celle en cours?

Unique objet de ressentiments pour beaucoup de metteurs en scène et de comédiens, la critique est une cause difficile à plaider dans le milieu théâtral. Comme le dit l’adage, «la critique est aisée, l’art est difficile» et, surtout, la première se fait parfois brillante et drôle au détriment de toute justice et de reconnaissance honnête du travail scénique. Pourtant, malgré ses dérives occasionnelles, la critique fait partie du processus théâtral. Après les longues étapes de conception et de réalisation, le résultat mérite de passer par une phase de «validation» et de susciter plusieurs jugements indépendants ou estimations autorisées et probes, à défaut d’être forcément bienveillantes. Fourni par écrit, cet examen est nécessaire tant vis-à-vis du spectateur que des artistes.

Car la critique joue un rôle de transition vers le spectacle, offre des clés qui en facilitent l’entrée ou signale des caractéristiques qui méritent d’être perçues, des thématiques, des interprétations qui pousseront le spectateur à choisir d’aller voir ce spectacle plutôt que les autres. En ce sens, la critique, dans sa rigueur et son énoncé distant, ouvre une relation triangulaire entre l’artiste et ses publics. Elle conserve une forte légitimité à cet échange avec la société civile ou, en tout cas, avec la part d’entre elle pour qui le théâtre fait partie de la nourriture intellectuelle et constitue un des liens sensibles avec le monde en évolution.

Malheureusement, les espaces dévolus aux critiques de spectacles disparaissent graduellement dans les journaux, dont les rédactions fondent comme neige au soleil. Le développement de sites internet spécialisés vise à offrir des plateformes à la critique, et maintenir ainsi en vie l’appréciation théâtrale.

Le projet d’un site de critique en ligne est né de l’initiative commune de l’Association des créateurs du théâtre indépendant (ACT) et de l’Association suisse du théâtre pour l’enfance et la jeunesse (astej). Il fut lancé en 2010 par un groupe pilote de personnalités proches du théâtre et de journalistes1 value="1">En faisait partie la journaliste Anne Fournier, coprésidente de la Société suisse du théâtre, comme représentante suisse romande.. Ils imaginèrent, à l’échelle suisse, une plate-forme internet trilingue pour la critique professionnelle de théâtre, la danse et la performance. Avec les statuts d’une association2 value="2">L’Association theaterkritik.ch & critiquetheatrale.ch fut fondée à Berne en novembre 2011 avec un comité composé de Tobias Hoffmann, de Zurich, comme président, Ursina Greuel pour secrétaire et Annette Rommel, trésorière, toutes deux de Bâle et j’y représentais à mon tour la Suisse romande. La directrice du projet était Lena Rittmeyer, de Berne. sans but lucratif, elle fournirait aux nouvelles productions théâtrales deux critiques indépendantes et professionnelles (afin de rendre compte de la diversité d’opinions) publiées sur le web le lendemain de la première. Le site, intitulé theaterkritik.ch devait être trilingue suivant l’aire linguistique concernée3 value="3">L’extension prévue en Suisse italophone ne trouva ni le temps ni les personnes nécessaires pour se réaliser. et viser à rassembler les critiques de tout ce qui pouvait se voir en Suisse, à côté d’éléments d’information publicitaire fournis par le théâtre ou la troupe. Pour assurer leur professionnalisme, les deux critiques seraient réalisées contre une souscription financière de 600 francs de la part du théâtre producteur, somme utilisée pour deux tiers à la rémunération des deux auteurs et pour le tiers restant à la rédaction de l’ensemble, aux relectures et à une part de prospection. Les initiateurs attendaient un large soutien des syndicats des journalistes et des institutions professionnelles et le site accueilli dès novembre 2011 ses premiers duos d’articles, de 3000 à 5000 signes, rédigés avant midi le lendemain de la première et publiés sur le site dès 14 h.

Pourtant, dès l’annonce de son lancement, le site theaterkritik.ch essuya une violente polémique de la part des principaux théâtres alémaniques, tout à fait opposés à l’idée de payer pour être critiqués. Ils sous-entendaient que, dans ces conditions, si la critique était favorable, elle serait considérée comme achetée, et si elle ne l’était pas, le théâtre préférait s’en passer. Bien que le site ait, par divers canaux, répondu en démentant les diverses allégations, rappelé la transparence de la procédure et l’indépendance des critiques payés non pas par les théâtres directement mais par l’Association, rien n’y fit.

La démarche a peut-être présumé de la capacité du milieu théâtral alémanique à prendre de la distance avec certaines habitudes en ce qui concerne les réalités économiques des médias et de la critique: les lieux qui paient de la publicité dans les journaux, voire arrangent des collaborations suivies, ont bien davantage de chance de voir les colonnes rédactionnelles s’intéresser à leurs productions: theaterkritk.ch a refusé de jouer ce jeu-là. En fait, le système actuel semble convenir aux institutions théâtrales: les grands journaux survivants soignent leurs fortes capacités publicitaires et leur attribuent l’essentiel de leurs possibilités d’attention. Quant aux plus petites structures, elles travaillent avec des budgets trop serrés pour pouvoir se lancer dans des aventures.

La constitution d’un réseau de critiques fut compliquée pour critiquetheatrale.ch car la région romande n’abonde pas en critiques dramatiques freelance prêts à se mobiliser pour une première représentation et le lendemain jusqu’au début de l’après-midi pour écrire l’article, puis enregistrer les remarques et corrections de la personne chargée de relire les deux articles proposés4 value="4">C’est donc le lieu de remercier ceux qui ont à un moment ou un autre accepté de s’y risquer: Delphine Abrecht, Alexandre Caldara, Danielle Chaperon, Christophe Imperiali, Corinne Jaquiéry, Laurence Lœwer, Camille Lüscher, Maurice Taszman, Yvonne Tissot.. Pour ma part, j’ai assumé la tâche de relais romand puis, peu à peu, et bien que le transfert des responsabilités ne se fît que par à-coups et toujours un peu par défaut, sans schéma clair de répartition des tâches, de rédacteur pour la région francophone, écrivant aussi plusieurs critiques, relecteur d’autres et finalement responsable de l’édition et de la mise en ligne des textes dès le lendemain de la représentation.
Dans divers contacts avec plusieurs directeurs des théâtres eux-mêmes, j’ai constaté l’intérêt naissant de la profession pour la démarche. En fait, bien des lieux en Suisse romande auraient été prêts à s’engager, comme le fit la Comédie de Genève. Hélas, la situation restant bloquée Outre-Sarine, le projet ne pouvait survivre longtemps au déficit de représentativité résultant de l’opposition des principaux théâtres. Car pour motiver la visite de futurs spectateurs intéressés à trouver l’objectif de leur prochaine sortie, ou toute sorte de lecteurs désireux de se tenir au courant, un site de critique en ligne doit fournir des éléments sur l’essentiel de la production d’un moment, ou tout au moins le suggérer.

De ce point de vue, l’ambition suisse du projet visait peut-être trop large, même si toute démarche permettant de rapprocher les diverses communautés linguistiques du pays est toujours bonne à prendre.

A l’automne 2013, alors que l’expérience des professionnels de la critique du spectacle s’achevait sur le plan suisse, une autre démarrait à l’échelle romande, organisée et soutenue tout différemment.

L’Atelier critique5 value="5">L’Atelier critique est accessible sous ce nom et celui de l’UNIL ou directement sous l’adresse: www3.unil.ch/wpmu/ateliercritique/ a été conçu dans le cadre du programme universitaire de spécialisation «Dramaturgie et histoire du théâtre» imaginé grâce à la collaboration de professeurs de littérature française des quatre universités romandes consacrant une part de leur enseignement au théâtre. Il s’agit de l’un des ateliers pratiques donnant droit à cinq des trente crédits nécessaires pour ajouter cette spécialisation à son master. Pour cela, l’étudiant doit suivre quelques cours de formation, un premier exercice en commun, puis réaliser sur le semestre au moins sept critiques personnelles, le lendemain de la première représentation; de plus, au moins deux de ces critiques doivent être faites hors du canton où il est inscrit à l’université.

Lise Michel6 value="6">Elle partage la responsabilité du projet en commun avec la professeure Danielle Chaperon., professeure de français à l’Université de Lausanne, dirige cet Atelier critique; elle invite chaque semestre un professionnel de la critique, elle donne la part d’enseignement et, avec l’aide de deux assistantes, organise, conseille et relit les critiques des étudiants avant leur publication sur le site. Elle développe ainsi au niveau régional de la Suisse romande une première expérience réalisée avec Le Souffleur (www.lesouffleur.net) en marge de son enseignement à Paris-Sorbonne.

Le Fonds d’innovation pédagogique de l’Unil permit d’engager un assistant étudiant pour construire et gérer le site. A l’issue de cette première année académique, l’exercice a intéressé dix-neuf étudiants qui se sont investis dans cet Atelier critique et ont publié sur le net près de cent cinquante critiques de septante spectacles sur dix-sept lieux de représentation. Pour l’année académique à venir, l’expérience sera reconduite avec la collaboration d’un nombre de lieux encore plus important et sans doute encore davantage d’auteurs-étudiants.

Bien sûr, cette formule ne permet pas de résoudre le problème de la raréfaction des critiques professionnels du spectacle vivant et il manquera toujours aux jeunes, même les mieux formés, ce qui fait l’intérêt d’un critique professionnel: l’épaisseur d’une longue fréquentation des spectacles, comme cela était régulièrement le cas par le passé, par exemple lorsqu’un Eugène Fabre, du Journal de Genève, pouvait en 1958 mettre en évidence la première réalisation du Théâtre de Carouge La Nuit des Rois de Shakespeare, en la comparant sur un pied d’égalité avec une réalisation de référence, celle de Jacques Copeau au Vieux-Colombier à Paris, à laquelle il avait assisté trente-huit ans plus tôt!

Néanmoins, cette formation à la critique théâtrale permet d’espérer une amélioration des exigences de lecture du public. Le projet d’élargir la compétence de la critique théâtrale à de nombreux étudiants conduit en somme à la formation de «l’honnête homme» du XXIe siècle, capable de discourir d’art et de spectacle vivant, c’est-à-dire non plus seulement de formes anciennes, mais aussi de savoir apprécier et relever la force de celles qui s’inventent en permanence, gain remarquable d’adaptabilité et de disponibilité d’esprit à la formation permanente.

Notes[+]

* Dramaturge et responsable romand du Dictionnaire suisse du théâtre. Texte à paraître dans CultureEnjeu n° 43, septembre 2014 (dossier «Médias, vous avez dit culture?»), www.cultureenjeu.ch

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