Contrechamp

La grande traversée de Fleur de Passion

JEUNES EN RÉINSERTION • Fin 2013, le voilier «Fleur de Passion» de l’association genevoise Pacifique a effectué une transatlantique depuis le Portugal jusqu’en Guadeloupe. A bord, de jeunes filles et garçons en réinsertion ont expérimenté la vie en mer pour, peut-être, prendre un nouveau départ une fois de retour à terre.
Entre les Canaries et le Cap-Vert © PACIFIQUE

Depuis 2009 qu’il navigue sous l’égide de l’association genevoise Pacifique, Fleur de Passion avait certes sillonné des mers lointaines: la Baltique (2010), la mer Rouge et le golf d’Aqaba (2011). Mais il n’avait pas encore pris le large, le vrai, celui qui vous fait quitter les côtes et le monde des hommes pour de bon et pour longtemps. Non pas que le voilier ne s’y soit jamais risqué au cours de son histoire étonnante. Dans les années 1980, à l’époque de son ancien propriétaire qui avait racheté à la Marine française et gréé à la voile cet ancien bateau de guerre allemand construit en 1941, Fleur de Passion avait effectué plusieurs transatlantiques. Avec des jeunes en réinsertion, déjà. Mais depuis la fin de sa restauration de fond en comble par l’association Pacifique de 2003 à 2009, il attendait sereinement son heure, celle qui lui permettrait de s’élancer dans une nouvelle grande traversée et de perpétuer de la plus belle des manières son rôle de plateforme d’accueil pour toute une palette de projets, socio-éducatifs notamment, mais aussi scientifique et de sensibilisation à l’environnement.

L’heure de cette grande traversée transatlantique, la première sous les couleurs de l’association, est arrivée en fin d’année dernière. Fin septembre à Portimao (Portugal), c’est un premier groupe de sept jeunes qui a embarqué pour deux mois de mer jusqu’aux Canaries via les Açores et Madère. Six filles et un garçon de 17 ans en moyenne, qui n’avaient jamais navigué en mer, ni même navigué tout court, mais dont leur parcours de vie chahuté rendait bienvenu qu’ils passent un cap pour se forger un horizon prometteur.

Avec La Brigantine du Portugal aux Canaries
Ces sept adolescents ont été sélectionnés par l’association vaudoise La Brigantine, qui a pour but d’apporter une aide à des jeunes en difficulté en proposant des expéditions originales et dynamiques à caractère éducatif, en mer. Pendant deux mois, comme membres d’équipage à part entière avec leurs trois accompagnateurs, ils ont pu expérimenter le travail et les exigences de la vie à bord: participer au quart de jour comme de nuit, barrer ce vieux gréement de 100 tonnes et tenir un cap, hisser ou affaler l’une ou l’autre des nombreuses voiles en fonction de la météo, ou encore s’acquitter des tâches inhérentes à la vie en groupe telles que cuisine, vaisselle, entretien courant, nettoyage, etc.

«Ce décadrage leur a permis de valoriser des compétences peu ou mal exprimées dans leur milieu de vie habituel», explique Gérard Gratier, l’un des accompagnateurs-cadres. «Ces jeunes équipiers ont pu exercer leur volonté dans les routines quotidiennes pour affirmer leur équilibre personnel et social en se frottant aux valeurs essentielles d’une vie simple. Ils ont eu l’occasion de progresser dans la confiance en eux-mêmes par leur implication dans une expérience extraordinaire avec les prises de responsabilité que cela implique.»

Pour Pacifique, ce nouveau partenariat avec La Brigantine, après de nombreux autres tissés au fil des années, s’est avéré très stimulant. Il coïncide parfaitement avec le but fondamental de l’association, qui est de «donner au plus grand nombre, en particulier aux jeunes de la région genevoise et romande, la possibilité de vivre une expérience de vie en mer à bord d’un bateau dédié au ‘travailler ensemble’ et de partir ainsi à la découverte du grand large, des autres et de soi-même». Comme le remarque Stéphane Fischer, président et membre fondateur de Pacifique, «La Brigantine est une institution reconnue, et ses actions ainsi que sa philosophie fait directement écho aux nôtres. En outre, c’est une association vaudoise, ce qui montre bien que Fleur de Passion est appelée à intéresser d’autres partenaires en Romandie, voire au-delà, dans le cadre de complémentarités naturelles. Avec le bateau, nous offrons en effet un cadre privilégié à la réalisation de projets qui ne demandent que cette infrastructure pour pouvoir se concrétiser.»

Placés par le juge des mineurs pour cinq mois
Mi-décembre, dans le même esprit, c’est un second équipage qui a pris le relais aux Canaries pour les quatre semaines de traversée à proprement parler vers les Caraïbes. Parmi les douze personnes du bord, trois jeunes placés par le juge du Tribunal des mineurs du canton de Genève dans le cadre de «mesures d’éloignement volontaire». Depuis 2011, en effet, Fleur de Passion est officiellement reconnue comme lieu de placement par le Secrétariat aux institutions d’éducation spécialisées (SAI) et le voilier accueille à ce titre des jeunes soit à l’invitation du juge des mineurs, soit à la demande des éducateurs du Service de la protection des mineurs (SPMI) ou de parents cherchant une alternative aux classiques placements en foyer. A la différence des filles et des garçons de la Brigantine, ces trois jeunes – Christian, Antoine et Marc1 value="1">Prénoms fictifs. de respectivement 14, 15 et 16 ans – embarquent pour cinq mois d’une traversée aller-retour, assortie de navigations et d’activités dans les Caraïbes.

Les motivations varient de l’un à l’autre, mais il est clair qu’embarquer leur a semblé préférable, même si la perspective de ces cinq mois à bord leur paraît affreusement longue, en plus d’être pleine d’inconnues. La vie y est régie par des règles très strictes dictées en particulier par les impératifs de sécurité: on ne court pas sur un bateau, le gilet est obligatoire de nuit ou dès que le temps forcit, pour beaucoup de choses, la permission au chef de quart, voire au skipper, est requise, etc. Mais au moins est-ce le gage de vivre une «aventure», comme l’a dit Antoine devant le juge avant de partir, de découvrir «des pays et des gens plus pauvres», donc peut-être de relativiser sa propre existence. Et à coup sûr de rompre avec un environnement, familial ou amical, problématique et de se rendre compte, qui sait, qu’un nouveau départ est possible une fois de retour à Genève.

C’est toute une vie en communauté qui doit s’organiser, les règles explicites ou tacites qui doivent trouver à s’imposer auprès des jeunes. Loin de devoir se «recentrer» sur eux-mêmes, c’est plus dans la relation à l’autre que se situe clairement l’enjeu. Et si les contacts initiaux peuvent paraître rugueux avec les adultes, empreints d’une forme de défiance générique, les liens progressivement se tissent dans une acceptation réciproque. Pour les adultes, ce que les jeunes ont fait qui leur vaut d’être à bord importe peu, voire pas. «Seul importe la capacité à porter sur eux un regard départi de tout jugement et qui leur permette en retour d’établir avec le monde alentour une relation qui ne soit pas dictée par une forme de peur, d’agressivité voire de violence, même si celle-ci est essentiellement verbale», observe le skipper Pietro Godenzi, membre fondateur de l’association et qui compte déjà de nombreuses navigations avec des jeunes en réinsertion. Au fil des jours, un lent et parfois difficile processus d’«apprivoisement» réciproque s’opère, pour une issue qui demeure totalement aléatoire.

Une obligation de moyens
«Personne ne peut dire ce qui se passe sur le moment chez ces jeunes, raconte Stéphane Fischer, qui participe aussi à la traversée. L’expérience vécue à bord, par son intensité, peut porter ses fruits rapidement comme elle peut être lente à maturer et à imprimer sa marque bénéfique dans leur esprit.» Une chose est sûre: l’association ne s’est donnée aucune exigence de «résultat». Comment pourrait-elle prétendre remettre dans le droit chemin des adolescents au parcours de vie – familiale, sociale, scolaire, etc. – malmené, si ce n’est plus? En revanche, comme l’explique Pascal Sottas, autre membre fondateur de l’association et ancien directeur de l’atelier de réinsertion socioprofessionnel abc - Fondation Astural à Châtelaine, «elle s’est donné une exigence de moyens: créer les conditions de navigation, d’activité, de rupture avec le milieu dans lequel ils évoluent habituellement, de rencontre avec d’autres personnes, en particulier des adultes, qui permettent d’envisager de leur part une prise de conscience et idéalement une décision d’infléchir le cours de leur vie».

La venue sur Fleur de Passion des jeunes de La Brigantine, puis la traversée transatlantique à proprement parler, viennent clôturer une saison 2013 une fois de plus bien remplie. Avant ces dix adolescents, ce sont en effet plusieurs dizaines de personnes qui ont embarqué tout au long de l’année écoulée, en Méditerranée, dans le cadre de projets en partenariat avec le Centre protestant de vacances (CPV), le Service des loisirs du canton de Genève, la Maison Vaudagne à Meyrin, l’atelier abc ou encore la récente initiative A2Mains, créée en 2011 avec le soutien d’Astural, et qui aide à la réinsertion de jeunes par le biais de cycles de séjours en mer, en montagne et en entreprise. Ainsi que huit autres jeunes placés par le Tribunal des mineurs plus tôt dans la saison.

Nouveaux horizons
Au total depuis 2009, au cours des quatre premières saisons de navigation, ce sont plus de 1500 personnes qui ont déjà embarqué pour une semaine, un mois voire plusieurs. Seules ou en groupe et même en famille. Et également dans le cadre de projets scientifiques sous l’égide de la Fondation Antinea, partenaire privilégié de l’association, comme ces scientifiques américains qui ont utilisé le voilier comme base logistique lors de missions d’étude sur l’impact humain sur les océans au large du Maroc en 2011. Désormais sous le patronage officiel de la Ville de Genève, et grâce au soutien de différents donateurs, la dynamique engagée depuis plus de dix ans prouve chaque jour un peu plus sa pertinence pour le bien de la collectivité. Comme le souligne le juge des mineurs Olivier Boillat, «il est frappant de constater que la possibilité d’ordonner cette forme de placement sur un ‘bateau-école’ est expressément mentionnée dans le Message du Conseil fédéral sur le droit pénal des mineurs. Il s’agit d’une mesure dite de protection, laquelle peut prendre le pas sur de la privation de liberté.»

Au terme de la traversée, Fleur de Passion séjournera dans les Caraïbes jusqu’au printemps dans le cadre de différents projets de navigation vers Haïti puis les Bahamas. Puis il prendra le cap du retour vers Rabat, au Maroc, où il est attendu pour le deuxième volet d’une mission scientifique et de sensibilisation à l’environnement dans le cadre de l’expédition Changing Oceans de la Fondation Antinea. De là, les jeunes rejoindront Genève tandis que Fleur de Passion poursuivra sa saison de navigation 2014 en Méditerranée. Pendant ce temps, de futurs projets sont en gestation, qui pourraient voir dans un proche avenir le voilier mettre le cap vers des horizons plus lointains encore, en lien étroit avec le nom de l’association, ses buts et son destin… pacifique! I
 

Notes[+]

* Journaliste et membre de l’association Pacifique www.pacifique.ch, Retrouvez aussi l’association Pacifique sur Facebook.

Opinions Contrechamp Samuel Gardaz

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