Dans son livre, La Supplication1 value="1">En livre de poche chez J’ai lu, 2000., Svletana Alexievitch donne la parole à un homme hors du commun: Vassili Nesterenko, physicien nucléaire du plus haut niveau, déchu de ses fonctions de directeur de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie des sciences de Biélorussie pour avoir alerté les autorités sur la gravité de l’accident de Tchernobyl, avoir demandé l’évacuation immédiate des populations autour de la centrale et réclamé l’application des règles élémentaires de radioprotection. Sa parole de spécialiste fut impuissante à se faire entendre face au déni des hommes politiques.
Cet homme ne s’est pas tu pour autant. Sans répit, il a harcelé les responsables sur les mesures à prendre pour limiter les méfaits de la contamination radioactive. Puis, démarche rarissime, il a cessé de s’investir dans les recherches d’avant-garde dont il était responsable – la construction d’une centrale nucléaire mobile (Pamir) dans le cadre de la guerre des étoiles2 value="2">Cf. l’entretien de V. Nesterenko et Galia Ackerman in Les silences de Tchernobyl, Autrement, 2005, pp. 16-27. – et décidé de reconvertir les ressources de son institut autour de la radioprotection des populations. La riposte ne s’est pas fait attendre: il fut limogé de son poste de directeur, menacé de mort et victime de deux attentats.
Ce scientifique, qui avait connu les avantages des nantis du système, qui jouait un rôle de première importance dans le dispositif militaire de l’URSS, rompt alors définitivement ses liens avec les institutions étatiques. En 1990, avec l’aide de A. Sakharov, A. Adamovitch et A. Karpov, il crée un Institut indépendant de radioprotection, Belrad, pour venir en aide à la population: relevé des taux de contamination chez les écoliers et dans l’alimentation, conseils et formation des enseignants et parents, développement et production d’un traitement prophylactique à base de pectine.
En tant que directeur de Belrad, il subit les tracasseries ininterrompues de la part de l’administration. On tente de fermer Belrad sous prétexte qu’il n’est pas médecin, on lui interdit l’accès aux écoles pour effectuer ces mesures de radioprotection… Chaque fois, il trouve la parade. Certes, le champ géographique de son action s’est progressivement réduit ainsi que les moyens financiers qui l’ont obligé à diminuer les membres de son équipe. Néanmoins, c’est sans la moindre défaillance d’une volonté de fer, soutenue par la conscience de ses responsabilités de savant face aux victimes de l’atome, qu’il est mort en août 2008, en homme épuisé, mais en homme debout! L’Institut Belrad poursuit son combat…
Aussi, tous ceux qui ont approché Vassili Nesterenko3 value="3">Vice-président de l’association http://enfants-tchernobyl-belarus.org/ qui soutient financièrement Belrad, il venait en France, chaque année, participer à son Assemblée générale. ou qui en connaissent la carrière ne peuvent supporter la créature pitoyable du roman Le Cycliste de Tchernobyl de Javier Sébastian (Métaillé, 2013) qui porte le même nom. Ce Vassia/Vassili Nesterenko, réfugié à Pripiat, est un pauvre hère, déjanté, ayant subi un traumatisme de la peur qui le rend plus ou moins amnésique. De temps à autre, émergent des bribes de son passé: ce qui permet à l’auteur de fournir une information exacte sur certains épisodes de la vie et de l’œuvre de radioprotection de Vassili Nesterenko.
Mais le héros du roman, celui auquel on s’identifie, c’est ce qu’il est devenu: un être désinséré du réel dans le no man’s land qu’est la ville de Pripiat, située en zone interdite. Tout signifie l’échec de son œuvre et de sa résistance, l’effondrement d’un homme qui ne peut plus faire face au réel et qui s’immerge dans un lieu sans repères, d’une manière régressive pour survivre, samosiol parmi les samosiols, nom qui désigne «ceux qui ne trouvent leur place nulle part», après la catastrophe de Tchernobyl.
Dans ce lieu dantesque – au demeurant évoqué avec talent – Vassia/Vassili Nesterenko devient «chef du gorkom» ou comité local du Parti communiste. Il parcourt la ville à bicyclette, faisant lien avec ces «invisibles» qui vivent en autarcie. Peu soucieux d’éthique, il manifeste un sens du commerce et du troc: il aide des pillards contre de la nourriture; il conclut des marchés avec les trafiquants, leur procurant les monstres, animaux et végétaux, qui pullulent dans le lieu et se vendent à prix d’or à l’étranger…
Puis, nostalgique de sa vie antérieure, il répond, de manière positive, à l’offre d’une ONG de Seine-Saint-Denis de recueillir les samosiols qui vivent à Pripiat. Il abandonne alors ses compagnons d’infortune qui lui font un adieu glacé.
Vassili Nesterenko réapparaît publiquement en allant chercher un prix de la Paix à Brême. De France, il reprend, à distance, la direction de l’Institut Belrad. Comme il refuse de diriger les travaux de la future centrale prévue en Biélorussie, il se sait en danger et, mu par la peur, tente de disparaître dans l’anonymat d’un Samu parisien. Il apprend alors que sa femme, Ilsa, a été kidnappée à Minsk et se trouve à Pripiat. Il la rejoint pour y mourir. Ilsa décide de rester dans cette communauté des samosiols qui, dit-elle, « résistent encore»…
A-t-on le droit, même avec de bonnes intentions, de s’emparer d’une personnalité – qui au demeurant n’est plus là pour se défendre – pour en faire le support d’une histoire qui en dénature la quintessence? A-t-on le droit d’introduire dans le roman, Ilsa, la femme de Nesterenko, qui vit toujours à Minsk et à laquelle il est prêté des propos dans lesquels elle ne peut se reconnaître?
Ma question ne se pose pas qu’en termes juridiques: elle est d’abord éthique. On parle beaucoup du respect de la dignité. N’est-ce pas s’en prendre à la dignité d’un homme que d’inverser ainsi les valeurs sur lesquelles il a fondé sa vie, dans un récit où le réel et l’imaginaire jouent à cache-cache au point de faire perdre tout repère? Comment peut-on désigner Vassili Nesterenko «colon de l’atome», en le faisant pactiser avec ce dernier, lui qui n’a eu de cesse, depuis Tchernobyl, de faire la guerre à cet atome, pensant que l’humanité n’était pas en mesure d’en avoir la totale maîtrise?
Le lecteur qui n’est pas avisé ne peut que ressortir du roman avec l’image forte d’un Vassia en déshérence, aux prises avec des forces qui le broient, image qui vient écraser celle du véritable Vassili Nesterenko, avec laquelle elle est incompatible: celle d’un savant plein d’humanité, résistant à la désinformation et à la démobilisation face à tous les pouvoirs qu’il a dû affronter. Une figure qui mérite sinon de l’admiration, du moins du respect.
D’où la question, posée crûment par ce roman: peut-on tout se permettre au nom de la liberté créatrice?
Notes