Les «343 salauds» le sont à plus d’un titre
Début novembre, le magazine Causeur d’Elisabeth Lévy, à dominante conservatrice, présente un manifeste rédigé par Frédéric Beigbeder. Il s’insurge contre la loi qui va être discutée à l’Assemblée: on amenderait les clients des prostituées1 value="1">Une proposition de loi visant à sanctionner par une amende les clients de prostituées et à abroger le délit de racolage public a été déposée le 14 octobre par le groupe socialiste de l’Assemblée et devrait être débattue fin novembre.. Ce manifeste, intitulé «Touche pas à ma pute», se veut celui de «343 salauds» – en réalité, une vingtaine de signataires, dont l’hyper-réac Eric Zemmour.
Au-delà du fond – la prostitution est un fléau qu’on ne pourra jamais supprimer –, son intitulé et la bannière sous laquelle une poignée d’hommes sont fiers de se regrouper m’horrifient. Ce sont deux allusions à des événements du passé qu’il est salutaire de rappeler ici.
Le manifeste des 343 est une pétition française parue le 5 avril 1971 dans le n° 334 du magazine Le Nouvel Observateur. C’est la liste des 343 Françaises qui ont le courage de dire «Je me suis fait avorter», s’exposant ainsi à l’époque à des poursuites pénales pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement. C’est un appel pour la dépénalisation et la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse.
La semaine suivant la parution du manifeste, l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo a fait sa Une avec un dessin s’en prenant aux hommes politiques: «Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement?», valant à cette pétition d’être appelée familièrement le «manifeste des 343 salopes».
Rédigé par Simone de Beauvoir, il commençait ainsi: «Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre.» Suivent les 343 signatures – effectives, elles! –, parmi lesquelles des personnalités connues.
Mais pour l’Obs et pour les féministes, le pari est gagné: ni le journal ni les signataires ne sont poursuivis. Dans la foulée, des filles du MLF, avec Gisèle Halimi, créent l’association «Choisir».
Le manifeste des 343 a inspiré, en 1973, un manifeste de 331 médecins se déclarant pour la liberté de l’avortement, et il a contribué à l’adoption, en janvier 1975, de la loi Veil qui dépénalisait l’interruption volontaire de grossesse durant les dix premières semaines de grossesse2 value="2">Un délai porté à douze semaines par Martine Aubry en 2001..
Avant la dépénalisation de l’avortement (1975 en France, 2002 en Suisse), les femmes «se débrouillaient»: aiguilles à tricoter enfilées dans l’utérus dans des conditions dangereuses pour les plus pauvres, (beaucoup en mouraient), voyages à l’étranger pour les plus riches. Depuis 2002, le nombre d’avortements est resté stable, grâce à l’éducation sexuelle, la contraception, les centres de planning familial.
«Touche pas à mon pote» est un slogan créé par SOS Racisme en 1985, dans le but de promouvoir l’intégration des jeunes gens d’origine étrangère, spécialement maghrébine, dans le cadre de l’antiracisme et du respect des différences. Il est devenu le slogan officiel de SOS Racisme.
Ceux qui utilisent ces deux références pour les détourner à leur propre avantage sont effectivement des «salauds»: ils veulent disposer du corps des autres, prônent l’esclavage de femmes, afin de pouvoir soulager leur bite en feu, et traitent ces femmes de «putes». Ce faisant, ils les humilient, et à travers elles, ils humilient toutes les femmes. Dans le manifeste des 343 femmes, il s’agit de lever une oppression, dans celui des hommes, de la reconduire. Au nom de la liberté, comble de l’ignominie!
Notes
* Ecrivaine.