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A quand plus de lucidité en matière de politique de la drogue?

TOXICODÉPENDANCE • Les politiques répressives en matière de stupéfiants ont fait long feu. Il est temps d’envisager des «formes de légalisations et taxations, sous contrôle», défend Jean Martin, ancien médecin cantonal vaudois.

Au cours d’une carrière qui m’a beaucoup impliqué dans la prise en charge des toxicomanies, ma désillusion a été grande de voir comment le débat sociétal était incapable de tenir compte des expériences pratiques faites, ici et ailleurs, et de renoncer à des doctrines erronées basées sur des a priori idéologiques.
La décision des Chambres fédérales de juin dernier de ne plus déférer devant la justice les fumeurs de joints (cannabis), mais d’en rester à une amende d’ordre, va dans le bon sens. Mais c’est un petit pas par rapport aux mutations majeures nécessaires.

Bien sûr, il s’agit d’un phénomène mondial. Plus personne qui soit crédible ne conteste l’échec de la «War on Drugs» américaine, lancée à l’époque par Richard Nixon, et celui des politiques punitives jusqu’au-boutistes (qui, comme la Prohibition aux USA dans les années 1930, ont surtout fait naître des mafias formidables). Des responsables policiers des Etats-Unis ont dénoncé publiquement l’échec du tout à la répression.

Au Sommet des Amériques à Carthagène, Colombie, en avril dernier, le sujet était très présent, même si l’opposition des Etats-Unis bloque des démarches officielles. Néanmoins: «La conviction selon laquelle la politique antidrogue, quoique inefficace, ne peut être modifiée s’est brisée.»1 value="1">Article de V. Taillefumier. Le Temps, 13 avril 2012.
Des chefs d’Etat de tous bords s’élèvent contre «le leurre de la répression». Alors que le Mexique est contraint par le voisin du Nord de participer à cette répression, à un prix terrible en termes de violences meurtrières, son président (conservateur) Calderon a souhaité des alternatives de marché à la prohibition.
La «Caravane pour la paix» est partie de San Diego le 12 août dernier pour arriver à Washington le 12 septembre2 value="2">Article de Léonore Mahieux, Le Temps, 17 août 2012. Ainsi que L’Express (www.lexpress.fr), 16 juin 2011.2. Elle rassemble des centaines d’associations des victimes de la guerre contre le narcotrafic. Depuis 2006, on estime que cette guerre a tué 70 000 personnes au Mexique (au moins 10 000 de plus que les morts US de la guerre du Vietnam!).

L’indignation est notamment liée au fait que les Etats-Unis sont le premier consommateur des drogues mexicaines et le premier exportateur des armes utilisées par les cartels. Un changement complet de politique est indispensable.

Un grand obstacle, à vrai dire, c’est qu’aujourd’hui cette guerre est dans le monde le gagne-pain de centaines de milliers, de millions, de «gendarmes» (y compris de leurs chefs qui profitent de la corruption généralisée) et de «voleurs» (les trafiquants)!

Il faut tirer notre chapeau à Ruth Dreifuss qui, avec la lucidité aujourd’hui impérative, participe à la Commission mondiale pour la politique des drogues, présidée par l’ancien président brésilien Henrique Cardoso, avec entre autres Kofi Annan, Louise Arbour, Richard Branson et un ancien secrétaire d’Etat US; commission qui s’est exprimée vivement dans un rapport de 20113 value="3">Rapport de la Commission mondiale pour la politique des drogues, version française publiée en septembre 2011, e-mail: declaration@globalcommissionondrugs.org.

Au vu des déconvenues jusqu’ici, il faut envisager plutôt des formes de légalisations et taxations, sous contrôle – dont un effet sera d’annuler l’emprise des mafias. L’approche adoptée par les Pays-Bas pour les «coffee shops» rencontre des difficultés, c’est vrai, mais ce sont les pays prohibitionnistes voisins qui provoquent un tourisme indésirable. Par ailleurs, la dépénalisation au Portugal depuis dix ans n’a pas augmenté la consommation.

Comme Ruth Dreifuss le relevait le 19 juillet à la Radio suisse romande, il n’est pas possible de changer subitement du tout au tout. Mais il importe de mettre en route un nécessaire changement de cap! Pour le moins faut-il reconnaître le mal (en termes de santé, de criminalité) qu’ont entraîné les obstinations punitives.
Elément positif, malgré une position prohibitionniste anachronique, la Suisse a apporté des contributions de valeur par la bonne politique des quatre piliers – qui notamment a limité les dégâts de santé (sida, hépatite)4 value="4">Un article récent du Lancet montre comment une politique ultra-répressive en Russie a aggravé les conséquences néfastes en matière de santé. Lancet 2011; 377, 2056.. De plus, des personnalités éclairées, au sein de la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues, œuvrent pour une attitude factuelle tenant compte des similitudes importantes dans l’abus de tous les produits menant à la toxicomanie5 value="5">Commission fédérale pour les questions liées à la drogue, «D’une politique des drogues illégales à une politique des substances psychoactives», rapport de mai 2005.. On salue une publication récente demandant une vraie «politique de société»6 value="6">Commission fédérale pour les questions liées à la drogue, «La politique drogue en tant que politique de société», Zurich, Seismo Verlag, 2012..

Mot du président colombien Santos sur l’échec de ce qui a été fait jusqu’ici: «C’est comme du vélo d’appartement, on pédale, on pédale et on reste sur place.» En toute modestie, cela correspond aux sentiments répétés de déjà-vu de l’ancien de la santé publique qui signe ces lignes (et qui suit la problématique drogues illégales depuis les années 1960-1970 où il travaillait en Amérique du Sud et aux Etats-Unis). Chez nos politiques, il s’agit de faire tomber certaines œillères; dans la mesure où une partie du public reste attachée à l’illusion guerrière, on leur souhaite la dose nécessaire de «Zivilcourage» pour changer de cap.
 

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