Contrechamp

ART DURABLE – ART JETABLE

CULTURE • Statistiquement, 10% seulement de la population en Suisse se rend au théâtre, de quoi donner de l’eau au moulin des pourfendeurs de soutiens publics. Pour sa part, l’historien de théâtre Joël Aguet évoque la difficulté – et le danger – de vouloir quantifier l’impact de l’art sur la communauté.

Fleurissent depuis quelques temps constats et déplorations devant le petit taux de la population qui fréquente les lieux de spectacle. De récentes statistiques suisses concernant les «pratiques culturelles» sont invoquées pour relever que 10% seulement de la population se rend au théâtre. Certaines personnes, bien intentionnées, chantent sur tous les tons ce pourcentage pour affirmer qu’il «faut faire quelque chose». Pendant ce temps, d’autres affirment, la main sur le cœur, faire partie de l’écrasante majorité du peuple suisse qui n’utilise jamais l’offre culturelle et réclament donc qu’elle ne soit plus subventionnée par leurs impôts. Ce repoussant 10% semble peu à peu s’imposer comme un épouvantail symbolique: Le nombre se retient facilement et peut paraître effrayant bien qu’il ne prouve rien. Il se révèle surtout d’un emploi dangereux en suscitant ce discours pernicieux – attentatoire aux acquis culturels. Comme ce taux a hypnotisé jusqu’à nos propres rangs (sous couvert de réalisme), il est temps de déployer quelques interrogations et réflexions.

II est singulièrement difficile de vouloir quantifier l’impact de l’art sur une communauté humaine. Les normes qui prétendent mesurer le domaine immensément mouvant de l’art ne s’établissent jamais longtemps. Rappelons tout de même que les productions artistiques, dont l’obsolescence rapide est la destinée la plus courante, offrent de cas en cas des œuvres qui traversent les siècles et par leurs multiples répercussions finissent par appartenir au plus grand nombre. Notre culture et notre art de vivre ensemble en dépendent.

Les productions de l’art en pierre ou en métal, voire même en toile peinte, peuvent défier les siècles. Celles qui appartiennent aux arts de la scène, dits «du spectacle vivant», sont «à consommer» dans l’instant. Ces fruits très fragiles et intrinsèquement programmés pour disparaître en naissant ont malgré tout laissé quelques-uns des plus anciens récits travaillant notre humanité. Ces histoires écrites pour être représentées voici deux millénaires et demi sont toujours d’actualité, au point d’être parfois interdites de représentation parce que trop «sensibles»: on se rappelle que le Living Theater s’était vu interdire de représenter Antigone de Sophocle, à Berlin, en octobre 1977.

Pourtant, ce n’est pas pour parler aux siècles futurs mais à ses contemporains que l’artiste travaille. Parfois, selon ses talents et le contexte économico-politique ambiant, son œuvre qui étonne, se retient, parle a plusieurs générations, devient «classique». La faculté de renouvellement est donc essentielle, mais plus encore la portée du propos et le public concerné. Ce qui implique pour l’artiste de savoir à qui il s’adresse. L’art se fait d’abord pour son public potentiel. Oui, ce n’est pas un mystère, ni un scandale: l’art s’adresse à ceux qui sont prêts à le recevoir. L’espoir, la volonté ou le désir de s’adresser plus largement à ses contemporains est une belle ambition et y parvenir parfois en partie, sans trop sacrifier de l’intérêt ou de la qualité artistique, en est une autre, moins aisée à réussir. Néanmoins, le reproche de ne pas atteindre tout le monde est périodiquement glissé – à la façon d’une peau de banane – devant ceux-là qui cherchent effectivement à intéresser de plus larges publics. Et pourtant, tout le monde comprend sans peine que le nombre de ceux qui sont tentés d’aller s’asseoir deux heures dans le noir après une journée de travail reste très minoritaire. Et alors?

Certains prétendent avec fierté ne jamais fréquenter les institutions culturelles: c’est leur droit le plus strict. De même, d’autres s’obstinent à ne pas vouloir faire de sport malgré les infrastructures publiques. Chacun peut tout à fait refuser de bénéficier des possibilités de découvertes et d’ouverture qu’apportent les arts ou de l’hygiène de vie et du plaisir qu’apporte le sport: il n’est pas obligé d’en dégoûter les autres! Car si ce n’est lui qui en profite, c’est son frère, ou ceux de sa famille, à commencer par ses enfants. Même si le désintérêt pour les choses de l’esprit se cultive volontiers dans certains milieux, il est difficile de croire que toutes les brebis de ce troupeau se montrent irrémédiablement insensibles. Combien de ces réfractaires n’ont vraiment ni enfant ni parent qui ait jamais bénéficié, via l’école ou d’autres loisirs, des équipements culturels (ou sportifs) environnants et des propositions artistiques existantes, mises à la portée de tous parce qu’il s’agit d’un bien commun? Mieux, lesquels n’ont vraiment dans leur entourage personne qui souhaiterait au moins en bénéficier? Actionner ces désirs, rapprocher les spectacles des nouveaux publics, ouvrir des possibilités de connaître les arts et les œuvres d’hier ou d’aujourd’hui reste une perspective importante et beaucoup d’artistes sont tentés par des démarches en ce sens. Le paradoxe étant que ces opérations se révèlent souvent plus coûteuses et demandent davantage de travail et d’apport financier de la part de la communauté.

Peut-on comparer ce soutien à celui dispensé à l’armée suisse, qui reçoit de la Confédération quatre à cinq milliards de francs chaque année? Et pourtant, moins on s’en sert mieux on se porte. Autre vaste sujet, nos universités sont performantes et valorisantes, en développement continu, reconnues comme essentielles à la bonne marche du pays. Elles coûtent fort cher à la collectivité tout en ne recevant en fait que 18% d’une classe d’âge environ; quant aux nouvelles HES – hautes écoles spécialisées, toujours mieux dotées – elles concernent encore moins de monde (environ 7% d’une classe d’âge). Faut-il pour autant cesser de les soutenir? Certains le prétendent. Ce sont les mêmes apprentis sorciers de la société et de l’économie qui souhaitent supprimer les soutiens lentement élaborés des communautés à leur culture et à leurs arts. Pour quel profit? Celui, immédiat, de plaire en parlant de baisse d’impôts. Celui aussi de démanteler les services publics – à disposition de l’ensemble de la population – pour les remplacer par des organismes privés, qui se révéleront nettement plus coûteux a leurs plus rares usagers. Et bien sûr, celui de porter atteinte à des foyers de culture qui ne partagent pas les options et modes de vie de l’élite financière.

Les 10% d’usagers des institutions théâtrales, récemment montrées du doigt par certains qui n’y vont pas, devraient absolument être augmentés selon d’autres. Cela est éminemment souhaitable, Il est vrai; pourtant, il paraît périlleux d’entériner l’idée qu’il y a nécessité de répondre à une apparente justice démocratique en augmentant ce chiffre. On n’en viendra pourtant pas à rendre le théâtre «obligatoire», comme l’avait imagine le comique Karl Valentin, pas plus qu’on oblige les gens à se rendre au stade le dimanche, ni à arpenter nos chemins pédestres si chèrement entretenus.

Encourager plus de gens à venir au théâtre paraîtra toujours positif, mais il ne faut pas pour autant conforter les préjugés de l’extrême droite, ni faire définitivement passer toutes les productions artistiques pour de hauts sommets inaccessibles sans guide. Apparemment très vertueux, le principe qui se déploie sous le terme de «médiation» est en effet censé apporter des clés d’interprétation à tout le non-public dont on postule qu’il ne se rend pas au spectacle parce qu’il manque de possibilité de le comprendre.

Cette sorte d’assistance culturelle pourrait, dans le meilleur des cas, employer beaucoup d’intermittents qui effectueraient ainsi un travail de passeurs assez proche de leurs emplois habituels. En réalité, comme il n’y a guère de soutiens supplémentaires pour la mettre en action, sa mise en application semble plutôt s’apparenter aux «bonnes œuvres» d’autrefois ou au militantisme d’hier.

Si la médiation est une idée qui demande à trouver son expression, la volonté d’effacement historique qui se répand presque en parallèle est à l’évidence hautement néfaste. Cette attitude «oublieuse» des anciennes exigences artistiques et des œuvres réalisées tient à la poursuite effrénée de nouveauté, mais aussi à une négligence pernicieuse. Car proposer, développer, entretenir la mémoire de souvenirs heureux de spectateurs est un enrichissement immédiat et un gage de nouveaux désirs. Elle est aussi pour les artistes un appel à travailler leurs références et prendre conscience du terreau qu’ils foulent généralement sans y penser. II s’agit en somme de dépasser le «jeunisme» comme seule qualité. Il est infiniment profitable et plus en accord avec la vraie tradition du monde du spectacle de savoir s’appuyer sur des réalisations spectaculaires, marquantes, anciennes, pour enrichir le fonds commun. Et commencer à construire du nouveau, mais pas à partir de rien, car cela ne mène à rien.

La représentation laisse des souvenirs et des traces lorsqu’elle est filmée, photographiée; la préparation du spectacle accumule les documents, textes, notes, dessins, images, objets. Cette mémoire et sa mise en valeur aiderait vivement à la lutte contre l’abrutissement et la perte de repères auxquels nous conduisent les prises de positions faciles qui semblent faire le choix de tuer toute œuvre porteuse de sens pour ne plus prôner que l’agitation et la réinscription de nouvelles formes absconses sous prétexte qu’elles changent et sont donc consommables à l’infini.
 

* Dramaturge et responsable romand du Dictionnaire suisse du théâtre. Ce texte est extrait du n° 34, juin 2012, de la revue trimestrielle CultureEnjeu, dossier «Génome helvétique – Quelles structures pour quelles cultures?».

Opinions Contrechamp Joël Aguet

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