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La révolution des jardins

GRÈCE • La Grèce rurale de Nicholas Bell se situe à des lieues de l’image qu’en donnent les médias. Durant deux semaines, le journaliste militant, membre du Forum civique européen, est parti à sa découverte. Face à la crise, les habitants explorent des voies alternatives et solidaires. Rencontre.

C’est à Paranesti, au nord de Drama, sur les contreforts des Rhodopes, la chaîne de montagnes qui longe les deux côtés de la frontière avec la Bulgarie, que commence notre voyage. C’est la municipalité la plus grande et la moins peuplée de la Grèce, riche en immenses étendues de forêts. Nous y sommes allés pour participer à une bourse aux semences et une rencontre internationale de trois jours organisées par Peliti, une association créée il y a dix ans par Panagiotis et Sonia Sainatoudis.

De ce séjour d’à peine deux semaines en Grèce, nous retiendrons à quel point ce pays correspond peu à l’image caricaturale largement projetée par nos médias. Je n’évoquerai pas ici la profonde crise économique, sociale et humaine, les dégâts causés par les diktats européens et par la tristement célèbre troïka1 value="1">Commission européenne, Fonds Monétaire International et Banque centrale européenne. Principaux bailleurs de fonds publics de la Grèce, ils imposent en échange des plans d’austérité draconiens et la mise sous tutelle du pays., les réductions de salaires de 20%, 30%, parfois même de 50% ou 70%, les retraites sabrées de 20%, les coupes drastiques dans les budgets de la santé, les chiffres astronomiques du chômage, les 40 000 nouveaux sans-abri, le million de repas distribués gratuitement chaque jour par différents organismes, dont l’Eglise2 value="2">Sur une population totale de 10,5 millions.… C’est une autre réalité que j’ai envie d’évoquer, celle que nous avons découverte dans des zones fortement rurales.

Première surprise de taille: à Paranesti, nous nous sommes trouvés au cœur du plus grand événement lié aux semences en Europe, emportés par une énergie et un enthousiasme époustouflants. Environ 7000 personnes étaient venues d’un peu partout en Grèce, de plusieurs régions et îles, apportant – et surtout emportant – des sachets de semences de variétés, anciennes ou locales, de légumes ou de céréales.
Tout a commencé dans les années 1990 lorsque Panagiotis a décidé de parcourir son pays en stop, sans argent, d’une région rurale à l’autre, à la recherche de ces variétés traditionnelles qui étaient déjà en train de se perdre. Il en a réuni environ 1200, et se trouva vite dépassé par la tâche de sauvegarder et multiplier cette immense richesse. D’où la mise en place d’un réseau, Peliti – du nom d’un chêne –, qui réunit une dizaine de groupes locaux: à Komitini près de la frontière turque, à Ioannina du côté de l’Albanie, sur les îles d’Egine et Lefkada… Elle mène une forte activité dans les écoles de plusieurs régions. Cette année, ce fut le dixième et plus grand rassemblement organisé par l’association.

Plus de 20 000 sachets de semences ont été distribués ou échangés, sur la base du don; un repas gratuit a été proposé aux participants, grâce à 1,5 tonne de légumes fournis par une cinquantaine de paysans locaux. Cette année, Peliti a l’intention de construire un nouveau bâtiment pour sa banque de semences et compte étendre son activité partout dans le pays.
Au fil des conversations (et des entretiens enregistrés pour Radio Zinzine), nous avons pu cerner certains traits essentiels de la société grecque, surtout dans les campagnes.

Ce n’est que relativement récemment que la Grèce existe en tant que nation. De 1453 à 1828, elle faisait partie de l’Empire ottoman. En 1828, elle est reconnue pour la première fois, comprenant l’Attique, Athènes, le Péloponnèse et les Cyclades. Entre 1828 et 1948, le pays a doublé de surface environ tous les trente ans3 value="3">En obtenant les Iles Ioniennes en 1862, la Thessalie en 1881, la Macédoine et la Thrace en 1912 et enfin les Dodécanèses en 1948.. Or, chez les Ottomans, il n’existait pas de propriété privée du foncier. Toutes les terres appartenaient au Sultan, qui accordait l’usufruit de grands domaines à ses fidèles serviteurs. Dans les provinces, les Ottomans ont privilégié les petits paysans, moins susceptibles de menacer leur domination que de grands propriétaires ou notables locaux. Petit à petit, après le départ des Turcs, les Grecs ont occupé les terres, souvent sans titre officiel. De son côté, l’Etat aussi a récupéré des surfaces, surtout celles qui appartenaient à l’Empire ottoman. Ce qui explique, par exemple, que 95 % de la forêt en Grèce soit publique.
En 1922, suite au très grand et traumatisant échange de populations turques et grecques qui a vu 1,5 million de réfugiés quitter l’Asie mineure pour la Grèce, une importante réforme agraire a été menée, parmi les plus radicales d’Europe de l’Ouest, qui a distribué des terres à ceux qui les travaillaient. Grâce à cette réforme, la distribution de terres est relativement égalitaire, avec en général 5 à 20 ha par ferme.

L’exode rural en Grèce date surtout de la période qui a suivi la Seconde guerre mondiale, et la guerre civile féroce menée entre 1945 et 1949. Il est peu connu que les Allemands ont détruit la quasi-totalité des bourgs de montagne de plus de 2000 habitants, portant un coup terrible au tissu rural. L’exode a aussi été favorisé par la politique, soutenue par les Etats-Unis, de valorisation de l’offre immobilière dans les villes. Il a continué après l’entrée de la Grèce dans la Communauté européenne en 1981.

Mais le fait que ce fort mouvement de population vers les villes soit relativement récent a comme conséquence que les liens villes-campagnes restent très vivaces. La grande majorité des Grecs ont une partie de leur famille en ville et une autre dans un village. La famille reste une unité centrale très forte dans la vie hellénique. Les citadins gardent une relation affective et constante avec «leur» village, s’y rendant régulièrement pour des fêtes. De plus, au sein de la diaspora, les associations réunissant les ressortissants de tel village ou telle province sont très nombreuses.

Tout cela favorise fortement l’actuel mouvement dans le sens des villes vers la campagne. Certaines enquêtes évoquent le chiffre surprenant (et difficile à vérifier) de 1,5 million de Grecs qui seraient tentés par une telle démarche. Environ 50 000 l’auraient déjà entreprise.
Dimitris Goussios, professeur de géographie à l’université de Thessalie, évoque Ellinopyrgos, un petit village des contreforts de la plaine de Thessalie, peuplé aujourd’hui d’une centaine de personnes, presque toutes âgées. Peu de perspectives, on dirait. Faux: il existe depuis longtemps six associations créées par la diaspora originaire de ce village, en Australie, en Allemagne, aux Etats-Unis, à Athènes… qui regroupent 2500 personnes. Des jeunes issus de familles originaires d’Ellinopyrgos veulent y démarrer des activités agricoles ou maraîchères. Organisée avec l’aide du laboratoire dirigé par Dimitris Goussios, une conférence par satellite a pu réunir des habitants du village, les jeunes et des membres des six associations de la diaspora pour déterminer précisément les meilleures conditions d’un retour à la terre. De plus, ces associations citadines étroitement liées au village constituent un marché privilégié pour les produits qui y seront fabriqués. Ainsi, ces associations sont en train de dépasser leur caractère traditionnel festif, culturel et patrimonial pour s’emparer de questions économiques et de l’installation de nouveaux paysans. Elles viennent de signer une charte de gouvernance territoriale avec l’objectif d’intégrer la diaspora au développement de la commune.
L’un de ces jeunes citadins a expliqué à Dimitris Goussios: «Je ne veux pas venir pour gagner de l’argent. Si je travaille dans une entreprise à Athènes, je vais gagner 400 ou 500 euros. C’est de l’esclavage pour moi. Ici, même si je gagne pas plus, c’est surtout la liberté que je retrouve.» Selon Goussios, «c’est la mentalité qui évolue vers la qualité avec le collectif. L’individualisation n’est pas terminée, mais n’est plus aussi forte qu’avant».

Interrogé sur l’étonnant esprit de don au cœur du travail de Peliti, il poursuit: «Après trois décennies d’hyperconsommation, la crise aidant, on réévalue ce qu’on avait, ce qu’on n’a plus. Il n’y a pas si longtemps, on avait le don, mais aussi la réciprocité. Ici, par exemple, quand on construisait une maison, tout le monde au village y participait. Donc la solidarité, la réciprocité, le don, nous sommes en train de revoir tout ça. Ce qui est positif en Grèce, c’est que ça existe encore, au moins dans les mémoires des gens, tandis qu’en France, comme l’exode date surtout du XIXe siècle, il y a une coupure. Ici, même si c’est quelqu’un de la troisième génération, il a participé aux fêtes au village, il est resté dix ou quinze jours, le grand-père l’a amené voir les bêtes à l’étable. Il a donc un contact, même faible, et la démarche sera plus facile.»

Lors de notre passage à Thessalonique, la deuxième ville grecque, nous avons visité un jardin créé par 200 citadins de différentes générations et professions sur un terrain militaire qu’ils ont occupé. Les légumes poussent, les jardiniers font les plans des plantations, et pour le moment, personne ne les en empêche. Mais ils devront sans doute se battre pour pouvoir y rester. Depuis le début de la crise, de nombreux jardins collectifs ont ainsi poussé dans les villes grecques.
Un autre phénomène nouveau s’est développé très rapidement, largement connu aujourd’hui comme la «révolution des patates». Au début de cette année, les producteurs de pommes de terre de la région de Nevrokopi, dans le nord du pays, se sont retrouvés avec une grosse récolte qu’ils n’arrivaient pas à vendre à un prix correct. Les supermarchés proposaient 15 centimes le kilo, ce qui ne couvrait pas les coûts de production, et les revendaient à plus de 70 centimes. Ils ont réagi en distribuant des tonnes de patates gratuitement sur les places de grandes villes. Voyant cela, un professeur de sport à Katerini, Elias Tsolakidis, s’est mis en contact avec eux pour mettre en place un système de commandes directes de consommateurs via Internet. Désormais, les producteurs descendent dans de nombreuses villes, s’installent avec leurs camions sur des parkings et vendent les pommes de terre au prix de 25 centimes le kilo. Tout le monde y gagne, sauf les supermarchés bien évidemment, qui ont dû baisser leur prix de vente, même s’il reste encore trop élevé.

Ce système a progressivement été étendu à d’autres produits, comme l’huile d’olive, la farine et le riz. L’opération, coordonnée par des bénévoles, a permis aux producteurs de Nevrokopi de vendre 17 000 tonnes de patates en quatre semaines. Plus de 3000 familles y participent déjà à Katerini, une ville de 60 000 habitants. Récemment, plus de 2500 citoyens de Katerini ont goûté les différentes huiles d’olive et fait leur choix - un «exercice de démocratie», selon Tsolakidis.
A Thessalonique, nous avons aussi assisté à un rassemblement public contre le projet d’une immense mine d’or à ciel ouvert dans la région de Halkidiki, qui détruirait plusieurs villages et la forêt de Skouries, l’une des plus riches en biodiversité d’Europe. Les projets miniers semblent en recrudescence – on évoque notamment la présence d’uranium dans le Nord, près de la frontière bulgare. Lors de cette manifestation, nous avons rencontré Alexis Benos, professeur de médecine, qui se dit effrayé par les conséquences inévitables pour la santé publique, celle des ouvriers de la mine et des populations locales, à cause de la poussière très volatile qu’elle générerait. De graves problèmes de pollution des nappes phréatiques sont à prévoir, à cause de l’utilisation massive de cyanure pour extraire l’or du minerai.

De nombreux Grecs craignent que l’Etat, sous pression, brade les richesses minérales de son sous-sol. D’autant que, dans une époque de crise profonde, les mouvements écologistes ont bien du mal à mobiliser la population. On peut aussi se faire du souci pour les forêts grecques, quasiment toutes publiques et peu exploitées.

Alexis Benos: «C’est vrai que c’est le désastre, comme une calamité naturelle qui s’abattrait dans les îles, partout. En tant que médecins, depuis ces deux dernières années, nous constatons une importante augmentation des suicides, et des problèmes de santé, des problèmes psychologiques. En même temps, le gouvernement coupe, détruit le système public de santé.

Comment réagir? Ici, à Thessalonique, nous avons créé un centre médical de solidarité. Nous sommes plus de soixante personnes travaillant dans le secteur de la santé, médecins, infirmières, psychiatres, qui allons au centre en dehors de nos heures de travail. Nous prenons traitons des gens qui n’ont plus aucun accès aux soins parce qu’il n’y a plus de services publics ou qu’ils n’ont plus d’assurance. Auparavant, lorsque tu étais au chômage, tu avais une assurance; maintenant c’est fini. Beaucoup se retrouvent dans cette situation-là. C’est vraiment une crise brutale pour ces gens, qui n’étaient pas pauvres auparavant. Ils avaient un emploi ou un commerce, et brusquement ils ont tout perdu. Ce sont eux nos clients. En créant le centre médical solidaire, nous pensions que la majorité des gens qui viendraient chez nous seraient des immigrés. Aujourd’hui 70 % sont des Grecs.

Ce qui rend optimiste, c’est que nous avons diverses expressions de solidarité, comme vous avez vu aujourd’hui lors du rassemblement contre la mine d’or. Le mouvement s’agrandit, en solidarité, mais aussi en résistance bien sûr. Nous avons un slogan essentiel: ‘Il ne faut laisser personne seul face à la crise’.» I
 

Notes[+]

* Journaliste à Radio Zinzine et membre du Forum civique européen/Longo maï.